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18 novembre 2021
Temps de lecture : 3 minutes

Doit-on copier la DARPA au Canada?

Concept artistique d’un système de collecte et de réutilisation des équipements de communication de la DARPA. Image: Wikimedia Commons

Plusieurs pays, dont le Canada, souhaitent reproduire le modèle de la DARPA, l’agence de recherche américaine réputée pour ses innovations audacieuses. Est-ce réaliste?

Visionnaire, mythique, avant-gardiste : les superlatifs pour décrire la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) ne manquent pas. Depuis sa fondation en 1958, l’agence de recherche américaine est devenue synonyme de révolution technologique. En effet, elle a joué un rôle dans la création d’inventions qui ont durablement modelé notre monde : Internet, les systèmes de navigation GPS, la souris d’ordinateur, les avions furtifs, les assistants vocaux, les voitures autonomes et même les vaccins à ARN.

Personne ne s’étonnera qu’un tel succès fasse rêver des nations en manque d’inspiration pour canaliser leurs efforts en matière d’innovation. L’Europe, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont tous lancé leur version de la célèbre agence ou sont en voie de le faire. Le Canada nourrit aussi ce fantasme, lui qui est à la traîne dans le dernier bulletin de l’innovation du Conference Board du Canada. Avec une note de C, il se classe au 11e rang parmi 16 pays comparables. En quête d’une solution miracle, tant les libéraux que les conservateurs se sont engagés, au cours de la dernière campagne électorale, à créer un organisme à la DARPA ; les premiers ont promis un financement de deux milliards de dollars, tandis que les seconds y sont allés de cinq milliards. Maintenant qu’il a été réélu, le gouvernement de Justin Trudeau ira-t-il de l’avant ? C’est un pensez-y-bien. Parce qu’entre le rêve et la réalité il y a un immense gouffre.

Il faut savoir que le fonctionnement de la DARPA est encore nimbé de mystère. Faut-il rappeler qu’elle est rattachée à l’armée américaine ? « Il n’y a pas et ne devrait pas y avoir de réponse unique à la question de savoir ce qu’est la DARPA − et si quelqu’un vous dit qu’il y en a une, c’est qu’il ne comprend pas la DARPA », a déjà écrit Richard Van Atta, expert de la sécurité nationale.

On sait néanmoins que l’agence s’appuie sur un petit nombre d’employés dont la tâche principale est de soutenir une centaine de chefs de projet qui se partagent une enveloppe annuelle de trois milliards de dollars américains. Ces chargés de projet sont des sommités dans leur domaine. Recrutés dans les universités ou les entreprises privées, ils se voient confier un mandat de trois à cinq ans. Pendant ce court laps de temps, ils mettent au point une technologie radicalement nouvelle pour régler un problème urgent et complexe (par exemple comment prévenir une cyberguerre). Pour y parvenir, ils se voient offrir la pleine autonomie pour embaucher leur équipe et gérer leur financement. Les entraves bureaucratiques sont réduites au minimum, les pressions politiques et économiques écartées et la révision par les pairs pratiquement inexistante. La liberté est totale… y compris celle d’échouer.

La DARPA a d’ailleurs connu sa part d’échecs, certains spectaculaires. Malgré les millions investis, aucun espion n’a été doté de pouvoirs télépathiques. L’idée d’un vaisseau spatial interplanétaire larguant des bombes nucléaires a été abandonnée, tout comme l’éléphant mécanique qui devait aider l’armée américaine empêtrée dans la guerre du Vietnam. Le bilan de la DARPA est aussi teinté d’innovations qui ont fait plus de tort que de bien. Pensons à l’agent orange, un herbicide déversé par les militaires américains pendant le conflit au Vietnam qui a causé de terribles maux tant chez les civils que parmi les vétérans. Ou encore au programme Total Information Awareness, un système de surveillance conçu à la suite du 11 septembre 2001 qui a été décrié pour ses tendances orwelliennes. Et aucune de ses inventions n’a permis aux Américains de triompher en Irak et en Afghanistan. La légende en a pris un coup…

La DARPA, on l’aura compris, n’accomplit pas de miracles. Il s’agit avant tout d’une organisation qui, depuis plus de 60 ans, peaufine une recette alliant la rapidité et l’indépendance à des ambitions démesurées et des talents exceptionnels − sans jamais avoir à s’inquiéter du périlleux passage du laboratoire au marché, puisqu’elle compte sur un client attitré pour acheter ses technologies : l’armée.

Peut-on raisonnablement s’attendre à ce que le Canada soit en mesure d’arriver à un tel résultat ? La poignée de chercheurs qui ont étudié la DARPA sont unanimes : le modèle n’est pas impossible à reproduire en dehors d’une organisation militaire, mais tous ceux qui s’y sont essayés se sont cassé les dents ou ont obtenu des résultats mitigés. Les États-Unis eux-mêmes ne brillent pas à ce chapitre. Dans leur volonté de créer des agences similaires aux visées civiles, ils ont lancé en 2009 l’Advanced Research Projects Agency-Energy, qui cherche à accélérer les découvertes dans le domaine des énergies propres. Mais, même après 10 ans d’existence, il est toujours difficile de se prononcer sur son succès.

Avant toute chose, le Canada devrait s’interroger sur les causes profondes qui paralysent son écosystème d’innovation. En se privant de cet exercice et en fonçant tête baissée dans la création de sa version de la DARPA, il risque de se retrouver coincé avec un éléphant blanc… ou mécanique.

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