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La pandémie a révélé au monde l’importance des cobayes humains dans les essais cliniques. Et elle force à constater la faiblesse des règles éthiques en place.
Réduire, remplacer, raffiner : la règle des trois R régit l’expérimentation animale en Amérique du Nord et en Europe. Son précepte ? Réduire le nombre d’animaux utilisés, les remplacer autant que possible par des dispositifs in vitro ou des modélisations et raffiner les protocoles pour limiter la douleur et l’inconfort. Cette règle, de nombreux éthiciens demandent son application en urgence à un autre modèle expérimental : l’humain.
La pandémie a braqué les projecteurs sur les courageux qui ont tendu leur bras pour se faire inoculer un vaccin inconnu. Il faut se rappeler qu’en situation sanitaire « normale », ce sont des dizaines de milliers de « volontaires sains », c’est-à-dire en pleine santé, qui participent chaque année aux phases initiales de centaines d’essais cliniques. Contrairement aux patients, recrutés dans les phases ultérieures des essais, qui ont l’espoir de voir leur état de santé s’améliorer en bénéficiant d’un nouveau traitement, les volontaires sains ont tout à perdre. Ils font office de canaris dans une mine de médicaments aux effets incertains. Des drames récents, dont le décès d’un participant en France en 2016, sont des rappels douloureux du risque couru − même si celui-ci est, le plus souvent, minime.
Outre les vaccins, on sollicite généralement ces humains de laboratoire pour voir si une nouvelle molécule est toxique, pour en lister les effets indésirables et pour mesurer la vitesse à laquelle elle est éliminée par l’organisme. Ce qui implique le plus souvent de les garder « captifs » quelques jours, voire plus, pour les soumettre à divers examens, le tout dans des conditions contrôlées. Certes, toute recherche médicale doit satisfaire à des normes éthiques qui continuent d’évoluer depuis leur création, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais le diable est dans les détails. « Dans le cas des animaux, on est très attentif par exemple à la taille de la cage. Quand il s’agit d’humains, on fait un peu moins attention : certains dorment dans des lits superposés et mangent de la nourriture médiocre », déplorait la sociologue Jill Fisher, de l’Université de Caroline du Nord, au cours d’une rencontre sur le sujet qui s’est tenue en février dernier à l’Unesco. L’objectif : amorcer la discussion en vue de l’élaboration de règles internationales s’appliquant précisément aux volontaires sains.
Car on est loin d’un standard satisfaisant, notamment dans les pays qui sont de gros « fournisseurs » de cobayes comme l’Inde, le Brésil et les États-Unis. Il faut dire que la plupart des compagnies pharmaceutiques sous-traitent la besogne du recrutement et des tests à des sociétés privées (les contract research organizations ou CRO). Celles-ci privilégient les pays où la règlementation sur la déclaration des effets secondaires, entre autres, est plutôt laxiste. Et profitent d’un filon juteux : entre 2020 et 2026, le marché des CRO devrait passer de 61 à près de 100 milliards de dollars.
Pour les volontaires, l’argent est aussi central. Si le désir d’aider la science est souvent réel, la motivation première est la rétribution financière, comme l’ont documenté plusieurs études. En théorie, celle-ci ne devrait être qu’un dédommagement ; en pratique, elle peut atteindre plusieurs milliers de dollars par expérience. Ce n’est pas forcément injustifié, mais c’est suffisant pour biaiser le consentement « éclairé » − qui prend une tout autre tournure quand il est synonyme de gagne-pain. Même si personne ne devient riche par cette voie, certains volontaires font de leur participation à des essais cliniques une carrière à temps plein. C’est le cas aux États-Unis, où la précarité pousse un grand nombre d’hommes jeunes, pour la plupart afro- ou latino-américains, à prêter leur corps à la science à répétition.
Comment protéger au mieux cette main-d’œuvre pharmacologique ? Comment s’assurer que participation ne rime pas avec exploitation ? Les pistes de solution sont diverses et comprennent la constitution de registres nationaux des volontaires, l’obligation de clarifier la somme du dédommagement et l’adaptation au contexte socioculturel des explications données en vue du consentement. Certains pays, comme la France, ont établi un plafond annuel des sommes perçues grâce à ce « travail ». Les Britanniques recommandent quant à eux une pause de trois mois entre deux participations pour éviter l’over-volunteering. Au Canada, la situation est floue. Outre le fait d’exiger l’approbation du comité d’éthique de l’établissement qui entreprend l’essai, « Santé Canada n’a pas de mandat règlementaire ni de position sur ce qui serait considéré comme une rémunération appropriée des participants », selon un représentant du ministère. Chaque établissement fixe lui-même les règles.
À l’Unesco, lors de la rencontre chapeautée par le Comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale de France, la règle des trois R a été enrichie officieusement d’un quatrième R, pour respect. Car sans ces volontaires discrets, qui ont peu de chances de profiter un jour des médicaments qu’ils testent, la médecine aurait bien du mal à avancer. Il est temps de les traiter comme il se doit.