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La science est affaire de précision. Choisissons bien les mots pour parler de ses acteurs.
« Dix physiciens ont récemment fait une découverte majeure. Tout le monde s’accorde à dire que leur hypothèse de base était originale, voire farfelue. Grâce à des instruments qu’ils ont eux-mêmes conçus, ils ont pu la confirmer. Une photo du groupe est à la une de tous les journaux. »
J’ai fait lire ce texte fictif à des personnes de mon entourage. Je leur ai ensuite demandé de me décrire la photo qu’elles ont imaginée. « Ce sont des nerds à lunettes, cheveux frisés et habillés de façon classique », a répondu l’une d’elles. Tous des hommes ? « Oui. » « Ils sont jeunes, a dit une autre. Avec des airs de savants fous. » Des hommes ? Encore oui. Mais « j’aurais aimé imaginer des filles ! » a-t-elle répliqué.
Ce n’est malheureusement pas étonnant. Déjà, quand on entend le nom commun scientifique, on a tendance à voir plus souvent un homme qu’une femme. Le fameux test Draw-a-Scientist, dans le cadre duquel on demande à des enfants de dessiner une personne de science, le démontre depuis les années 1960, et cela, même si la langue anglaise est plus neutre (a scientist n’est ni masculin ni féminin). Les enfants dessinent des hommes dans 72 % des cas, selon une méta-analyse de 2018. S’il s’agit d’une amélioration par rapport aux premiers résultats obtenus, où les dessins de femmes étaient rarissimes, le taux ne suit pas l’accroissement réel de la présence des femmes en science.
Avec une langue genrée comme le français, si l’on demandait aux enfants de dessiner un scientifique, ils ne marqueraient aucune hésitation. Même chose chez les adultes : c’est ce qui s’est passé quand mon entourage s’est construit une image mentale des physiciens. Également, les grandes auteures (ou autrices) d’un article scientifique se trouvent cachées derrière les auteurs, terme pourtant censé tous (et toutes !) les désigner. Cela parce qu’en français « le masculin l’emporte sur le féminin » ou encore parce que son emploi pour désigner des hommes et des femmes « permet d’alléger le texte ».
Bogue du cerveau
Débattre du genre des physiciens, aussi inutile que délibérer sur celui des anges ? Sûrement pas ! Non seulement les femmes sont en minorité en physique et dans plusieurs autres disciplines, mais on masque leur présence par la langue. Des sociolinguistes, des psycholinguistes et des neuropsychologues affirment qu’il est temps de changer nos façons d’écrire et de parler.
Leur argumentaire se base sur les données probantes qui sont plutôt convaincantes : notre langue invisibilise très souvent les femmes, qu’elles soient scientifiques ou pas. Je vous invite à regarder la vidéo de la vulgarisatrice scientifique Viviane Lalande, alias Scilabus, sur le sujet. Il vous apparaîtra clair que le langage modifie notre perception du monde. Est-ce un hasard si une étude de 2012 comparant 111 pays a observé que dans les régions où une langue genrée est parlée l’égalité entre les hommes et les femmes est moins grande ?
À qui la faute ? En partie à notre ciboulot, écrivent trois chercheurs (dont deux chercheuses ) de Suisse et de Norvège dans leur livre Le cerveau pense-t-il au masculin ? paru en 2021. « Tout se passe comme si notre cerveau ne semblait pas pouvoir se passer d’attribuer un genre aux personnes qu’on lui présente. Or, dans les langues où le féminin et le masculin cohabitent, lorsqu’on présente au cerveau des personnes utilisant la marque grammaticale masculine, celui-ci forme spontanément des représentations masculines. » C’est ce qui fait que votre cerveau boguera en lisant ce qui suit : Les physiciens sont sortis du laboratoire. Celles qui voulaient poursuivre la discussion se sont assises au parc. La phrase est pourtant grammaticalement correcte.
La faute revient également à certains grammairiens d’un temps révolu (espérons-le). Dans l’ouvrage Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Éliane Viennot, professeure émérite de littérature à l’Université Jean Monnet Saint-Étienne, explique que le masculin était beaucoup moins dominant jusqu’au 17e siècle.
Puis, les grammairiens ont étendu son influence sous prétexte que les hommes étaient plus nobles que les femmes. Le mot autrice a aussi disparu, comme pour signaler que l’écriture était une affaire d’hommes. Et soulignons que le nom aigle était au départ féminin, avant qu’on se ravise au 19e siècle ; l’animal était bien trop majestueux pour ne pas se parer du genre masculin.
Information incomplète
Mon groupe de physiciens fictif aurait pu comprendre Pauline Gagnon. Québec Science a interrogé cette scientifique et grande vulgarisatrice à plusieurs reprises. Elle prend toujours la peine de dire « les physiciens et les physiciennes » quand elle explique le travail de sa communauté. Voilà qui est embêtant pour le ou la journaliste qui tente de mettre le plus d’information possible dans un espace limité.
Mais le terme physiciens employé seul transmet-il une information complète s’il nous fait imaginer un groupe exclusivement masculin ? Est-ce du bon journalisme ? D’ailleurs, comme l’immense majorité des médias, Québec Science n’a pour l’instant pas adopté l’écriture inclusive, contrairement à plusieurs universités et associations scientifiques, où elle est la norme. La réflexion est certainement en marche chez nous, bien que le sujet soit controversé dans l’espace public.
Un collègue d’un autre service a justement utilisé l’écriture inclusive pour répondre à mon petit jeu de la photo. « J’imagine une gang assez variée de physicien·ne·s, de 30 à 70 ans. Des gens plutôt relax dans leur habillement. Des cheveux ébouriffés pour les garçons, mais l’un d’eux a les cheveux longs. Les filles ont des cheveux longs ou courts. Un ou une a un style un peu gothique. » Voilà qui est rafraîchissant !
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