Image: Oleksandr Pidvalnyi/Pixabay
Les enfants d’âge préscolaire qui ont les yeux rivés trop souvent sur un écran risquent d’avoir plus de difficulté à gérer leurs émotions, selon une étude québécoise.
L’utilisation des écrans chez les tout-petits est un sujet préoccupant pour les parents et les professionnels de l’éducation et de la santé depuis quelques années, comme on le mentionnait dans un précédent reportage.
Caroline Fitzpatrick, professeure et chercheuse spécialisée en éducation à l’Université de Sherbrooke, et son équipe ont pu le constater dans leurs recherches. Québec Science s’est entretenu avec la spécialiste au sujet des effets de la surutilisation des écrans sur la préparation scolaire des enfants.
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Québec Science : Dans une étude publiée récemment dans Pediatric Research, vous avez examiné le niveau de colère et de frustration associé au temps d’écran chez les tout-petits. Pouvez-vous nous en parler?

Caroline Fitzpatrick, Université de Sherbrooke. Photo: Université de Sherbrooke/Michel Caron
Caroline Fitzpatrick Cette étude a commencé au tout début de la pandémie auprès de 300 enfants de la Nouvelle-Écosse, qui avaient en moyenne 3 ans et demi, et leurs familles. On a mesuré la quantité d’heures que ces jeunes passaient par jour avec différents écrans et on a aussi mesuré leur tendance à démontrer de la colère et de la frustration.
Un an plus tard, on a effectué un suivi avec ces mêmes enfants pour comprendre s’il y avait un lien entre le temps d’écran et leur tendance à réagir avec colère et frustration. On a observé que les enfants qui avaient accumulé plus de temps devant les écrans à trois ans et demi étaient moins bons pour réguler leurs émotions : ils démontraient plus de colère et de frustration au quotidien.
Mais est-ce l’œuf ou la poule? Est-ce que ce sont vraiment les écrans qui font en sorte que l’enfant développe de moins bonnes capacités de régulation des émotions? Ou est-ce plutôt que les enfants plus colériques finissent par passer plus de temps devant les écrans? En examinant ces deux questions, on a pu confirmer que c’était vraiment le temps d’écran qui amenait une moins bonne régulation des émotions.
QS À partir de quelle durée de temps d’écran commence-t-on à observer une différence dans le comportement des enfants?
CF On a pris différentes mesures du temps passé sur les écrans (de 1 h à 2 h, de 2 h à 3 h, de 3 h à 4 h). De 0 à 1h d’écran, ce n’est pas énorme. Mais pour les enfants qui cumulaient 3 h par jour, ça commence à être assez cliniquement significatif [l’expression des émotions négatives].
QS Pourquoi avoir ciblé les enfants de trois ans et demi à quatre ans et demi particulièrement?
CF La recherche visait à comprendre comment l’utilisation des écrans a un impact sur la préparation scolaire des enfants. On voulait donc pouvoir les suivre pendant quelques années avant qu’ils commencent l’école à cinq ans. C’est pour ça qu’on a démarré notre enquête lorsque les enfants avaient trois ans, avec l’idée de les suivre à nouveau à quatre ans. On vient de compléter un suivi avec eux à six ans, après qu’ils aient commencé l’école.
QS Connaît-on l’impact de la consommation d’écran sur ces enfants qui sont à l’école?
CF Nous avons mené une troisième collecte de données pour vraiment répondre à cette question. Ce n’est pas si préoccupant que les enfants aient passé beaucoup de temps d’écran pendant la pandémie. Il y avait un contexte tout à fait inhabituel; il ne faut pas dramatiser non plus ces habitudes.
Mais le fait qu’on ait observé de légères diminutions du contrôle volontaire [capacité de gérer ses émotions] est quand même un peu inquiétant parce c’est cette capacité qui permet aux élèves d’être engagés, de centrer leur attention, d’être investis dans leur apprentissage. Ultimement, ça peut avoir un impact sur leur performance scolaire. Je suis très intéressée à faire un suivi avec ces enfants-là pour voir s’il y aura des impacts prolongés, visibles ou mesurables au niveau de leur préparation scolaire.
QS Comment fait-on pour mesurer le niveau de colère et de frustration pour que les données soient standardisées?
CF L’expression de colère et de frustration fait partie d’une échelle standardisée qui vient mesurer le tempérament. Le tempérament d’une personne est influencé par des bases biologiques, mais aussi environnementales. Cela réfère à une façon assez stable de réagir à différentes situations.
Une des dimensions du tempérament est le niveau d’émotions négatives exprimées. On le mesure par des items standardisés. Par exemple, on va demander aux parents de rapporter la tendance de l’enfant à réagir négativement, donc avec colère et frustration, à diverses situations quotidiennes. Par exemple, rencontrer de nouvelles personnes, arriver dans un nouvel environnement ou encore lorsqu’on demande à l’enfant d’aller se coucher, est-ce qu’il a tendance à le prendre plutôt bien ou à réagir avec colère?
QS Risque-t-on d’être face à une plus grande proportion d’élèves colériques et qui auront plus de difficultés à l’école?
CF C’est une possibilité. La bonne nouvelle, c’est que la capacité de gérer la frustration et la colère est une compétence qui est malléable, donc qui peut se travailler.
QS Les parents et les éducateurs s’inquiétaient déjà du temps d’écran avant la pandémie. Est-ce pire qu’avant?
CF Avant la pandémie, c’était loin d’être parfait. On savait déjà que les parents trouvaient que c’était une tâche difficile de respecter les recommandations [de la Société canadienne de pédiatrie sur le nombre d’heures passé devant les écrans]. Mais durant la pandémie, on l’a aussi observé.
Dans ses directives publiées en novembre 2022, la Société canadienne de pédiatrie recommande notamment de ne pas laisser les enfants de moins de deux ans devant un écran, sauf dans un contexte comme une discussion vidéo avec un membre de la famille. Pour les enfants de deux à cinq ans, il est recommandé de « limiter le temps d’écran régulier ou sédentaire à un maximum d’une heure par jour ». On encourage les parents à privilégier « les émissions éducatives, interactives et adaptées à leur âge » et l’utilisation des écrans à des fins créatives.
Ce n’était pas prévu, mais le hasard a fait qu’on a démarré notre recherche au tout début de la pandémie. Une des premières études qu’on a voulu mener était de regarder le nombre d’heures que les enfants passent devant les écrans et de déterminer les autres habitudes médiatiques familiales pendant cette période inhabituelle. Dans ce contexte-là, on a trouvé que les enfants de trois ans et demi ont passé en moyenne 3,5 h avec les écrans. Il s’agit quand même d’une moyenne qui dépasse la recommandation d’une heure par jour.
On a aussi examiné d’autres habitudes médiatiques, comme l’utilisation du temps d’écran avant l’heure du coucher. Les gens le savent un peu moins, mais on recommande de cesser les écrans pendant l’heure précédent le coucher. Dans notre échantillon, c’était une pratique très répandue : 60 % des enfants utilisaient les écrans durant l’heure avant le coucher presque tous les jours. Seulement une minorité ne le faisait que jamais ou occasionnellement.
On s’est également intéressé au temps d’écran du parent où l’on a observé que les parents eux-mêmes passaient beaucoup de temps devant les écrans. Ça nous donne un indice que durant la pandémie, les écrans étaient très utilisés et très présents dans le quotidien des familles.
QS Devrait-on sonner l’alarme à propos de la consommation d’écrans chez les enfants?
CF Ce n’est jamais la bonne solution. En créant de la panique, on ne va pas nécessairement rejoindre le public cible. C’est possible qu’il décide simplement d’arrêter d’écouter parce qu’on suscite la culpabilisation. Je pense que c’est important de voir le profil de préparation scolaire des enfants qui entreront à l’école post-pandémie, pour voir s’ils auront des difficultés. Cela va nous permettre de mieux outiller les enseignants et de réfléchir à des interventions préventives qui pourraient aider ces enfants-là.
* Les propos ont été revus et condensés pour plus de clarté.