Le paysage modelé par les activités humaines est-il une forme de patrimoine ? Une dénomination créée ces dernières années prétend que oui. Tour… d’horizon !
Si vous roulez vers l’est en direction de Kamouraska, vous verrez peut-être une pancarte indiquant la municipalité de Rivière-Ouelle. Bien qu’elle évolue dans l’ombre de sa populaire voisine, ses couchers de soleil n’ont rien à lui envier. Surtout, elle possède depuis 2021 quelque chose d’unique au Québec : la désignation de « paysage culturel patrimonial ».
Le territoire couvert par cette désignation se situe au bord du fleuve Saint-Laurent et a été marqué par l’histoire commerciale de la région, depuis la pêche aux anguilles jusqu’au transport de marchandises. « Je l’appelle notre trésor caché », dit l’agente de développement de la municipalité Nancy Fortin. Car bien peu de gens savent même qu’il existe. Tant mieux, selon elle : « Une des qualités du paysage, c’est sa tranquillité. »
Cette désignation de paysage culturel patrimonial permet de reconnaître les « caractéristiques remarquables qui témoignent d’une activité humaine particulière sur ce territoire », lit-on sur le site du gouvernement du Québec.
La réflexion sur le type de lieux dignes d’être protégés a commencé à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) dans les années 1970, rappelle la professeure en sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières Julie Ruiz. « À l’époque, on classait soit les paysages naturels extraordinaires, soit le patrimoine bâti. »
Que faire des paysages modifiés par les êtres humains ? Leur histoire et leur beauté ne sont pas moins riches. Un statut à mi-chemin voit le jour : celui de « paysage culturel ». Au Canada, trois lieux ont obtenu cette reconnaissance de l’UNESCO, tous trois évoquant « la longue et intime relation des peuples avec leur environnement », selon la définition de l’institution. Deux témoignent de l’histoire de peuples autochtones, les Blackfoot au site de Writing-on-Stone/Áísínai’pi (Alberta) et les Anishinaabeg à Pimachiowin Aki (frontière Ontario-Manitoba), tandis que le Paysage de Grand-Pré reflète la présence acadienne aux abords de la baie de Fundy (Nouvelle-Écosse).
Cette réflexion a fini par se concrétiser au Québec en 2010, lors de la mise à jour de la Loi sur les biens culturels, aujourd’hui devenue la Loi sur le patrimoine culturel. « Dans les années 1990, un mouvement citoyen avait déjà alerté le gouvernement sur la nécessité d’étendre la notion de patrimoine, qui était alors limitée aux bâtiments », raconte Julie Ruiz. La nouvelle désignation implique un processus participatif, où les citoyens et citoyennes, les organismes et les entreprises du lieu visé déposent une demande ensemble auprès du gouvernement.
Une décennie plus tard, un seul groupe a réussi son pari : celui de Rivière-Ouelle. « Quand on est la première collectivité à traverser le processus, on déblaie le chemin, donc c’est plus long », souligne Julie Ruiz, qui a élaboré le cadre d’analyse de la désignation pour le ministère de la Culture du Québec.
La nouvelle désignation implique un processus participatif, où les citoyens et citoyennes, les organismes et les entreprises du lieu visé déposent une demande ensemble auprès du gouvernement.
Particularités régionales
La multiplication des paysages protégés pourrait aider à diversifier notre imaginaire. « Lorsque je demande à mes étudiants de nommer un paysage emblématique du Québec, la première réponse est toujours la même : le fleuve Saint-Laurent », constate Julie Ruiz. Les lieux façonnés à la fois par l’être humain et les phénomènes naturels méritant notre attention foisonnent pourtant au Québec.
La titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain, Lucie K. Morisset, a un exemple en tête : le canal de Soulanges, en Montérégie. « C’est un canal historique qui traverse plusieurs municipalités. Ce qui le rend unique, ce n’est pas seulement l’eau, ni les berges, ni l’ouvrage de génie : c’est l’ensemble », décrit la professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal.
Sa collègue Julie Ruiz cite pour sa part les « maisons blocs » de Lanaudière, implantées perpendiculairement au rang, ou bien les murets de pierre entourant les champs dans le Haut-Saint-Laurent. « Ce sont souvent les industries qui modifient le cours des rivières, qui construisent des barrages, qui changent notre façon d’occuper le territoire », résume Lucie K. Morisset. Ce sont leurs traces que nous voudrons par la suite préserver.
Un nouveau point de vue
Protéger ces paysages ne signifie-t-il pas cependant les enfermer sous une cloche de verre ? Au contraire, affirment les deux expertes. « Le sujet de la protection fait pointer des craintes, constate Julie Ruiz. Les citoyens se disent “on n’aura plus le droit de faire ceci ou cela”, alors que le statut invite en fait à se demander ce qu’on aimerait faire. »
La désignation de paysage culturel patrimonial reconnaît que le lieu ainsi classé est encore bien vivant, confirme Lucie K. Morisset. « Un aspect important de ce statut est qu’il continue d’évoluer de façon cohérente par rapport à l’origine », ajoute-t-elle. Elle souhaite réfuter l’idée selon laquelle il faut traiter le patrimoine comme un objet de musée : « si on considère que le patrimoine est une créature de l’interaction entre ce lieu et la communauté, on n’a pas le choix de sortir de la définition classique pour aller vers quelque chose qui ressemble à un milieu de vie ».
De fait, il s’agit plutôt de reconnaître la façon dont un paysage façonne l’identité d’une communauté. « Pour plusieurs Premières Nations dans le monde, les paysages ont une valeur forte, ils font partie intégrante d’elles-mêmes, rappelle Julie Ruiz. Dans nos sociétés occidentales, on a dissocié les humains des lieux. »
Plus que tout, la désignation de paysage culturel patrimonial est une manière pour la collectivité qui porte le projet de témoigner de sa relation avec le lieu où elle vit. « Le maire de Rivière-Ouelle, Louis-Georges Simard, a expliqué qu’il était allé chercher le statut pour redonner de la fierté à la population », note Julie Ruiz.
Et ça marche ! « Au bout du processus, un lien d’appartenance s’est créé, remarque Nancy Fortin. La réponse des citoyens est au-delà de nos espérances. »
Sur la photo: Rivière-Ouelle est la première municipalité du Québec à avoir reçu le titre de « paysage culturel patrimonial ». Photo: Lucie Dallaire