L’un des éléments les plus précieux du patrimoine québécois est sa langue française. Comment le Québec a-t-il acquis sa réputation d’élève modèle ?
L’élément central du patrimoine linguistique québécois n’est ni le fameux accent, ni le joual, ni les tournures sympathiques, mais le grand chantier de terminologie et d’aménagement linguistique amorcé au début des années 1960, soutiennent Mireille Elchacar et Anna Joan Casademont, toutes deux professeures à l’Université TÉLUQ.
« C’est une grande réussite. Les Québécois ont connu d’excellents résultats parce que, contrairement à ce que l’on dit trop souvent, ils ont fait reculer les anglicismes et ils ont renforcé la place de leur langue, explique Mireille Elchacar, linguiste et autrice de Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, paru en 2022. Les anglicismes sont un problème beaucoup moins préoccupant qu’il y a 75 ou 100 ans, ajoute-t-elle.
Anna Joan Casademont, qui appartient à la première génération de Catalans et Catalanes scolarisés dans cette langue minoritaire, est bien placée pour faire des comparaisons. « Nos politiques linguistiques ne vont jamais aussi loin que les politiques québécoises, qui mettent à contribution plusieurs ministères et les employeurs. Même à Barcelone, on trouve difficilement un film en catalan. Les étiquettes de produits sont toutes en espagnol. »
Le dynamisme terminologique du Québec résulte de tensions sociolinguistiques très particulières. En Catalogne, la question de l’anglais est secondaire parce que les locuteurs et locutrices du catalan doivent d’abord composer avec l’espagnol. La situation est la même pour les Belges francophones par rapport au flamand. « Pour les Québécois, l’anglais n’est pas une langue étrangère. Cela crée une tension double, qui affecte tant la langue orale que la langue écrite. »
Selon les deux chercheuses, le succès québécois est d’avoir renversé une tendance lourde à l’anglicisation, qui remontait au régime anglais et qui s’est accélérée au 19e siècle avec l’industrialisation et les nouvelles technologies, dont le train, le télégraphe, l’électricité, le téléphone, l’automobile, le cinéma, la médecine, la chimie puis l’informatique. « À partir des années 1960, le Québec a amorcé de très grands chantiers terminologiques dans presque tous les domaines, et cet effort se poursuit toujours », explique Mireille Elchacar.
Un autre effet des efforts québécois a été de sortir le Québec de l’alignement inconditionnel sur les usages de la France pour déterminer une norme d’ici, explique Mireille Elchacar, qui cite le cas d’anglicismes français (ferry, shopping, email) qui ont été francisés (traversier, magasinage, courriel). « Cela contribue à rebâtir une fierté linguistique, alors que les Québécois ont longtemps souffert d’insécurité linguistique. »
La chercheuse regrette cependant que le discours québécois sur la langue, toujours négatif, n’ait pas évolué pour tenir compte de cette réussite. Les rares linguistes qui, comme elle ou Shana Poplack, de l’Université d’Ottawa, ont pris la peine de recenser les anglicismes critiqués à l’écrit ou à l’oral, font tous et toutes le même constat : il y en a très peu, en réalité, et ce sont souvent les mêmes. « Il y a une déconnexion quasi complète entre le discours sur la langue et la situation réelle, qui n’est plus du tout la même qu’en 1960. »
Illustration: Sophie Benmouyal