Illustrations: Heidi Berton
Les profs manquent de formation pour bien gérer les émotions. Celles de leurs élèves et… les leurs. Pourtant, une bonne maîtrise des émotions est essentielle au bien-être. Certaines émotions pourraient même servir de levier pour favoriser l’apprentissage.
En éducation comme dans bien d’autres milieux, les émotions sont parfois vues comme un mal nécessaire. Si seulement les profs n’avaient pas à gérer les chicanes de cour d’école, à contenir l’excitation des élèves avant les vacances ou à prendre soin d’une collègue déprimée, ils et elles pourraient enseigner !
On gagnerait pourtant à mieux outiller enseignants et enseignantes à ce sujet, montre la recherche. D’abord, pour mieux accompagner les élèves dans leur développement émotionnel : car les enfants dotés de bonnes compétences socio-émotionnelles réussissent mieux en classe. Ensuite, parce que les situations hautement émotives vécues au travail influencent le bien-être du personnel enseignant. Enfin, parce qu’on comprend de mieux en mieux que l’apprentissage lui-même suscite une panoplie d’émotions : curiosité, plaisir d’apprendre, sentiment d’accomplissement… ou au contraire ennui, frustration, voire désespoir ! Or, à part l’anxiété de performance, elles ont été peu étudiées jusqu’ici.
Bref, il serait peut-être temps de donner aux émotions la place qu’elles méritent plutôt que de se contenter de « faire avec ». C’est du moins ce qui ressort d’un colloque de deux jours tenu en mai dernier : « Apprivoiser l’éléphant dans la classe : comprendre les émotions des élèves et des personnes enseignantes », dans le cadre du Congrès de l’Acfas.
Vraiment le rôle des profs ?
Certaines personnes considèrent que l’enseignement des compétences socio-émotionnelles doit se faire à la maison. « Les émotions sont souvent perçues comme quelque chose de plus féminin, que la mère devrait enseigner aux enfants… » dit Estelle Desjarlais.
Or, « on ne peut pas compter sur le fait que tous les parents ont développé leurs compétences socio-émotionnelles », souligne Claire Beaumont. Il suffit de regarder le comportement de certains parents dans les gradins de hockey mineur, les insultes lancées et reçues par les élus et les élues ou les commentaires sur les réseaux sociaux pour constater que beaucoup d’adultes sont peu outillés en la matière…
« Si on voit l’école comme un outil de société pour diminuer les inégalités, on voudra donner aux enfants ce qu’ils ne reçoivent pas à la maison », dit Estelle Desjarlais. Certains enfants arrivent à la maternelle après avoir grandi dans une maison remplie de livres ; d’autres non. C’est la même chose en matière de compétences socio-émotionnelles, fait-elle valoir, rappelant que l’école québécoise a la triple mission d’instruire, de qualifier et de socialiser : « Socialiser sans émotions, c’est un peu peine perdue… »
Un enseignement à part entière
« Durant mon baccalauréat en enseignement, je n’ai entendu parler des émotions que dans un seul cours : celui sur l’enseignement préscolaire, quand on discutait du développement global de l’enfant », déplore Natacha Bérubé-Deschênes, doctorante en éducation à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et coorganisatrice du colloque. « Comme enseignants, on ne sait pas trop quels leviers activer pour aider nos élèves. C’est comme si ce n’était pas vu comme faisant partie de notre rôle. »
Son expérience est typique. Aucun des neuf programmes québécois francophones de baccalauréat en enseignement n’offre de cours spécifiquement sur le sujet ! « Les cours obligatoires en intervention semblent surtout centrés sur la gestion de la classe ou des comportements des élèves en difficulté, mais peu axés sur l’apprentissage socio-émotionnel pour tous les élèves » peut-on lire dans une recension publiée dans Recherches en éducation en 2020. « Si ces aspects sont abordés [au baccalauréat], c’est de façon dispersée à travers d’autres cours, et ça dépend alors de la personne qui donne le cours », constate la psychologue Claire Beaumont, professeure à l’Université Laval et l’une des deux autrices de l’étude.
Pourtant, le Programme de formation de l’école québécoise, adopté en 2006, liste plusieurs compétences socio-émotionnelles à maîtriser par les élèves : coopérer, structurer leur identité, communiquer de façon appropriée, exprimer leurs émotions, etc. Et à partir de cette année, les élèves du primaire et du secondaire devront recevoir chaque année au moins 7 heures d’enseignement sur les compétences socio-émotionnelles, dans le cadre du nouveau cours de Culture et citoyenneté québécoise. Au menu, entre autres : faire le lien entre les émotions et les réactions, repérer les déclencheurs des émotions ou distinguer l’amour de l’amitié.
« C’est la volonté de prévenir la violence et l’intimidation qui a motivé cette annonce politique. L’intention est bonne, mais c’est “garroché” là sans que les enseignants soient formés », déplore Claire Beaumont. « On aura beau donner des cours, ça ne veut pas dire que les enfants vont acquérir ce qui va être enseigné. Il faut que les adultes soient des modèles, qu’ils soient outillés pour intervenir au quotidien, quand les situations émotionnelles se présentent. C’est dans les routines que les comportements s’acquièrent réellement. Un adulte ne peut pas enseigner les compétences socio-émotionnelles s’il ne les a pas développées lui-même ! » souligne l’experte. Elle a d’ailleurs créé à l’Université Laval un nanoprogramme de formation continue pour pallier cette lacune.
Préparer les futurs profs
Au-delà de l’enseignement aux enfants, les profs gagneraient aussi à développer leur compréhension de leur propre fonctionnement psychologique, croit Marie-Andrée Pelletier, professeure au Département Éducation à la TELUQ. Celle qui a été enseignante au préscolaire et au primaire pendant une quinzaine d’années s’inquiétait de la situation de ses collègues : abandon du métier, épuisement professionnel, désengagement… « C’était beaucoup lié à des expériences émotionnelles négatives vécues avec les élèves [élèves impolis, qui mordent, etc.], mais aussi aux relations avec les parents et les collègues. »
Une meilleure formation serait particulièrement utile aux personnes stagiaires finissantes. Leur dernier stage est le plus stressant, car il demande un haut niveau d’autonomie. Et si elles savent quoi faire pour gérer la crise d’un ou d’une élève, elles aimeraient être mieux préparées à reconnaître leurs propres réactions et insécurités personnelles, ainsi qu’à affronter le stress grâce à diverses stratégies (prendre du recul face aux difficultés, apprendre à « décrocher » une fois à la maison, etc.), montrent les recherches de Mme Pelletier.
Car réguler ses émotions ne signifie pas les cacher, les nier ni les refouler. « Taire ses émotions, c’est épuisant avec le temps ! » s’exclame la chercheuse. Il s’agit plutôt d’apprendre à composer avec elles afin de mieux s’adapter aux situations. Elle donne l’exemple d’une enseignante qui sent monter la colère parce que les élèves sont très excités. Elle peut se fâcher. Elle peut refouler sa colère, au risque de devenir rigide et impatiente avec les enfants. Ou alors, elle peut prendre un moment pour respirer et expliquer aux élèves ce qu’elle vit. Elle leur démontre ainsi qu’il peut arriver à tout le monde de ressentir de la colère, mais qu’il est aussi possible de se calmer. « On est un exemple pour les enfants. »
L’Université de Moncton offre depuis une quinzaine d’années un cours obligatoire de communication interpersonnelle à tous les futurs profs. « On y parle des émotions en salle de classe, de comment ça affecte les élèves, mais aussi de comment ça peut les affecter eux, comme personnes enseignantes », explique celle qui donne ce cours, Audrey Dupuis. La communication avec les directions d’école, les collègues et les parents est aussi abordée. « Comment discuter de façon empathique avec des parents qui ont eux-mêmes vécu le système d’éducation à leur époque – et qui pensent donc tout connaître, alors que les approches ont beaucoup changé ? Ou avec ceux qui viennent d’un pays où le système d’éducation ne fonctionne pas de la même façon ? »
Soit. Mais suffit-il de suivre un cours pour devenir un humain empathique et en maîtrise de ses émotions ? Ne s’agit-il pas là simplement de qualités personnelles ?
« C’est certain qu’on ne peut pas changer quelqu’un en claquant des doigts, dit Marie-Andrée Pelletier. Mais la recherche montre que, oui, les compétences socio-émotionnelles, ça s’enseigne et ça se développe ! » D’abord, par la réflexion et l’autoréflexion : « La première étape, c’est la connaissance de soi, explique la chercheuse. Quelles sont mes valeurs, mes forces, mes limites ? » La tenue d’un journal personnel, ou des espaces d’échange entre collègues permettent de revenir sur des situations vécues : comment on a réagi, quelles émotions ont émergé, etc.
« Idéalement, l’école devrait offrir un espace où les profs peuvent parler de leur vécu professionnel, dit Marie-Andrée Pelletier. Des moments spécifiques mis en place par la direction où on donne une place aux émotions, sans jugement. » Il n’est pas toujours évident de se montrer vulnérable et de discuter de ses propres difficultés, admet-elle. Mais « juste d’écouter les autres, ça peut aider ».
Pas que du négatif !
Bien sûr, les stagiaires en fin de formation vivent du stress, de la fatigue ou du découragement. Mais ils et elles éprouvent aussi de la satisfaction, de la reconnaissance, de la gratitude, un sentiment d’appartenance ou d’auto-efficacité, note Karina Lapointe, doctorante en éducation à l’Université du Québec en Outaouais. Elle souhaite proposer aux futurs stagiaires des stratégies éprouvées sur le terrain pour la régulation de leurs émotions. Car si on parle souvent de la régulation des émotions désagréables, on peut aussi réguler… les émotions agréables ! « Faire émerger et durer ces émotions améliore le bien-être », a-t-elle expliqué dans sa présentation.
Un levier d’apprentissage
Les émotions positives peuvent aussi stimuler l’apprentissage chez les élèves, estime Estelle Desjarlais, doctorante en éducation à l’UQAM et coorganisatrice du colloque. Ses recherches portent sur le rôle de l’émerveillement dans l’enseignement des sciences.
« On sait qu’au primaire, le temps que les profs consacrent aux sciences est nettement inférieur à ce qui est recommandé par le ministère », explique-t-elle. Parmi les obstacles figurent la crainte de perdre le contrôle de la classe lors de manipulations expérimentales et celle de ne pas pouvoir répondre aux questions des élèves. « Il existe aussi une conception, fréquente chez les personnes enseignantes, selon laquelle les sciences seraient une activité purement rationnelle, dénuée de toute émotion. Autrement dit, ça ne serait pas “scientifique” de s’émerveiller durant un cours de science », explique Estelle Desjarlais.
Pourtant, elle a constaté au cours de sa maîtrise que les personnes qui avaient le plus de plaisir à enseigner les sciences étaient justement celles qui faisaient place à l’émerveillement en classe : « Observer les émotions chez leurs élèves, voir le petit déclic se faire, les étoiles dans leurs yeux, ça les motivait énormément à refaire des sciences avec eux. »
L’émerveillement occupe d’ailleurs une place privilégiée dans la vie des scientifiques professionnels, montre une étude américaine publiée dans Science Education. Découvrir les anneaux de Saturne de leurs propres yeux, mesurer un phénomène inconnu jusque-là, être soufflé par l’élégance du code génétique… tout cela leur procure des émotions puissantes. « Les scientifiques disent que c’est un peu la récompense suprême, la source de motivation pour poursuivre un travail qui est exigeant », résume Estelle Desjarlais.
« Pour réengager les personnes enseignantes envers les sciences, il faut déconstruire cette idée qu’en science, on n’a pas le droit de rire, de crier, d’avoir peur, d’avoir du plaisir… Et que si j’ai du plaisir, je ne suis pas en train de faire des sciences, parce que c’est censé être “plate” et sérieux ! estime Estelle Desjarlais. Les enseignantes savent très bien comment s’émerveiller avec leurs élèves… il faut juste leur en donner la permission ! »
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui finance les travaux de chercheuses et chercheurs d’ici, dont certaines citées dans ce texte, soutient financièrement Québec Science dans sa mission de couvrir des sujets liés aux sciences humaines. Le magazine conserve son indépendance dans le choix et le traitement des sujets.
L’effet wow
L’émerveillement fait partie des émotions « épistémiques », c’est-à-dire liées à l’apprentissage et à la connaissance. « Dans l’émerveillement, il y a un aspect esthétique, mais aussi cognitif. Ça va au-delà de trouver ça beau », précise Estelle Desjarlais. Elle donne l’exemple de la pleine lune : n’importe qui peut la trouver belle, mais l’émotion est décuplée quand on comprend que sa lumière est en fait celle du Soleil, reflétée vers la Terre… Ou encore l’exemple d’une table, composée d’atomes, et donc essentiellement de vide. Frappant !