En 1949, La colombe de Picasso devenait un symbole de paix. Quelque 75 ans plus tard, son vol n’est malheureusement pas terminé. Au cours de la dernière année, la planète a été le théâtre de 56 conflits, soit le pire bilan depuis la Seconde Guerre mondiale, selon le Global Peace Index 2024.
Pour inverser la tendance, il faut miser sur la justice sociale et l’éducation à la démocratie, affirme le professeur de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) Paul R. Carr. Titulaire de la Chaire UNESCO en démocratie, citoyenneté mondiale et éducation transformatoire (DCMÉT), il travaille avec des collègues de plusieurs pays pour trouver des façons de « cultiver la paix ».
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Paul R. Carr, professeur de l’Université du Québec en Outaouais. Photo: UQO
Québec Science En tant que sociologue, quel regard portez-vous sur notre époque ?
Paul R. Carr Le monde ne va pas très bien. Des conflits sont très visibles, comme celui en Ukraine ; environ 300 000 Ukrainiens sont venus au Canada en trois ans. Mais il y a beaucoup de conflits dont on ne parle pas : au Myanmar, au Soudan, en Amérique latine…
Les inégalités sociales sont en croissance. Des mouvements d’extrême droite gagnent en popularité un peu partout. Des problèmes persistent : le soutien aux dictatures, la vente d’armes, le non-respect des droits de la personne, les féminicides, les réactions xénophobes aux migrations du Sud global vers le Nord, les relations tendues avec les peuples autochtones.
La démocratie est très faible en ce moment et elle n’est pas habile pour faire face aux vrais problèmes. Le système est fait pour la guerre, pas pour la paix.
QS La paix, est-ce une affaire d’État ?
PRC La paix, ce n’est pas juste l’absence de guerre. La paix est entravée par toute la violence qu’on peut connaître dans la société. En ce qui a trait aux individus, c’est le harcèlement, le cyberharcèlement, les agressions faites aux femmes, la discrimination…
Sur un autre plan, il y a la violence dans l’État. Ce dernier travaille pour certains intérêts et des personnes sont mieux protégées que d’autres. Pensons au profilage racial, aux gens qui ont la peau foncée et qui se font interpeller plus souvent que les autres quand ils conduisent. Pensons aussi aux Autochtones : que peuvent-ils faire sur leurs territoires non cédés ? Enfin, beaucoup de pays soutiennent le développement, la production et la vente des armes pour tuer ; ils sont donc complices des guerres.
QS Vous voyez le concept de citoyenneté mondiale comme un levier pour changer les choses. Que comprend-il ?
PRC Ce concept a été façonné par l’UNESCO, mais la communauté de la recherche le reprend. En gros, c’est l’idée qu’on peut et qu’on doit dépasser l’attachement à une nation.
Les États déclarent la guerre en nos noms. Mais les citoyens ne sont pas toujours d’accord. Ainsi, plus d’un million de Russes ont quitté leur pays depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. En Israël, des centaines de milliers de personnes ont manifesté contre la guerre.
C’est précisément l’utilité de la citoyenneté mondiale : se rendre compte que les États-nations prennent des décisions qui ont des conséquences sur nous, pas juste sur les plans économique, politique et social, mais aussi sur le plan humain.
Ainsi, on peut faire face à nos problèmes ensemble – la dégradation de l’environnement, les inégalités sociales, les migrations, les guerres –, des choses qui dépassent largement les frontières d’un État. Je suis sûr que les soldats qui s’affrontent ont beaucoup plus en commun entre eux qu’avec leurs dirigeants.
QS Vous vous intéressez au racisme depuis votre doctorat. Comment le contrer ?
PRC Il faut éviter de dire que le racisme n’existe pas. Cela a un effet néfaste sur les gens, bien au-delà du fait de simplement les froisser. Nier son existence bloque le système éducatif qui pourrait élaborer des politiques et offrir des activités, des manuels sur le sujet. Je pense que les gens qui ne sont pas « de couleur » doivent s’engager.
Je donne un cours en sociologie de l’éducation et on parle d’antiracisme pendant quelques semaines. Au début, beaucoup d’étudiants disent que le racisme n’existe pas. Mais avec le temps et les réflexions, ils finissent par raconter des cas de racisme dont ils ont été témoins au restaurant où ils travaillent ou dans leur famille. On peut faire beaucoup avec l’éducation et c’est cela qui me motive. Il faut créer l’espace pour des dialogues sans violence.
QS Comment l’éducation peut-elle inciter à la paix ?
PCR Le grand débat à l’OTAN concerne l’augmentation des investissements militaires. Et si on allouait plutôt ces sommes à l’éducation ? Car si on n’a pas une éducation pour la paix, c’est qu’on a probablement une éducation pour la guerre.
On devrait aborder plus frontalement la justice sociale à l’école. Le primaire et le secondaire sont des années particulièrement formatrices. C’est un bon moment pour apprendre à vivre en communauté et pour aborder des questions controversées. Par exemple : pourquoi la pauvreté existe-t-elle et qu’est-ce qui pourrait changer la donne ?
À la place, en éducation, on mise beaucoup sur l’employabilité, les évaluations, les tests PISA [Programme international pour le suivi des acquis des élèves]… D’ailleurs, nos projets de recherche montrent que la plupart des gens qui se sentent très engagés envers la démocratie le sont grâce à ce qu’ils ont appris à l’extérieur de l’école.
C’est important de cultiver la démocratie au-delà du thème des élections. On apprend aux jeunes qu’il faut voter, mais on doit également leur apprendre à débattre sans s’entre-tuer ! À créer des projets ensemble aussi.
QS Vous vous intéressez plus particulièrement à l’éducation transformatoire. De quoi s’agit-il ?
PCR Notre Chaire est inspirée des travaux de Paulo Freire [1921-1997], philosophe et éducateur brésilien. Il misait sur la conscientisation et l’émancipation. Selon lui, il ne fallait pas donner une « éducation bancaire », c’est-à-dire enseigner des choses inutiles que l’on doit régurgiter ensuite. Il voulait que les gens puissent s’inspirer de leur propre situation, de manière critique, pour comprendre les relations sociales, l’oppression et les inégalités, et changer les choses.
QS Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?
PCR J’espère qu’on pourra collectivement revoir la notion de démocratie pour en créer une vraie. Les élections sont devenues, d’une certaine manière, une simple question de savoir qui va gagner, comment, qui a le plus de fonds, qui insulte l’autre…
J’ai foi dans la créativité de l’être humain, dans sa capacité à rassembler et à intégrer des voix qui ne sont pas nécessairement bien entendues.
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