Les préjugés ont la vie dure. Ils nourrissent la méfiance, la haine, la discrimination… Et freinent les avancées sociales. Pour sortir de cette impasse, plusieurs scientifiques travaillent sur la question de l’inclusion et de la vulnérabilité. Zoom sur trois projets qui prônent l’ouverture.
Le stigmate de l’assistance sociale
Paresseuses, lâches, profiteuses… Les personnes bénéficiant de l’assistance sociale au Québec sont perçues négativement par une majorité de la population. Quelle est la nature de ces préjugés ? Pour y voir clair, Normand Landry, professeur au Département des Sciences humaines, Lettres et Communication de l’Université TÉLUQ, a sillonné le Québec pendant deux ans et a interviewé 105 personnes assistées sociales, en plus de mener des sondages auprès de la population. Lui et ses collègues ont été surpris par la sévérité de l’opinion des Québécois et Québécoises à l’égard de cette frange de la population moins bien nantie.
« On les voit comme un groupe de personnes qui profitent sans contribuer, en particulier les personnes considérées inaptes à travailler », affirme le professeur et photographe, qui a mis sur pied une exposition qui se déplace toujours à travers le Québec intitulée NOUS : Portraits de l’assistance sociale.
Par exemple, les répondants et répondantes de la population générale trouvaient adéquat que l’État québécois verse aux personnes assistées sociales « aptes à l’emploi » des prestations « si faibles qu’elles ne permettent en aucun cas de sortir de la pauvreté », souligne le professeur Landry. Lors de l’étude, en 2019, les prestations mensuelles d’aide sociale d’une personne seule et considérée sans contraintes à l’emploi étaient de 669 $ (elles sont passées à 762 $ en 2024).
Les chemins qui mènent à l’assistance sociale sont nombreux et ne relèvent pas d’un choix, a constaté l’équipe. La situation est souvent le résultat de problèmes de santé physiques ou mentaux, ou, en seconde position, de problèmes familiaux.
Du point de vue médiatique, l’assistance sociale est « un non-enjeu », soulignent les scientifiques, qui ont publié leurs conclusions entre 2020 et 2023. En analysant des articles de presse publiés entre 2017 et 2018, ils ont relevé qu’à peine 0,2 % des médias québécois ont traité de questions liées à l’assistance sociale. Un angle mort qui « ne favorise pas la discussion » sur la question ni les mouvements de mobilisation, souligne Normand Landry, qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains.
« On sait que l’opinion publique a une influence sur les politiques. Tant que ces préjugés perdureront, il sera coûteux pour les personnes au pouvoir de bouger sur ces questions », dit-il.
L’exclusion des personnes âgées
Comment des personnes âgées se retrouvent-elles subitement dans une situation de pauvreté, alors qu’elles y avaient échappé jusqu’ici ? La professeure en travail social à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) Isabelle Marchand s’est intéressée à la question dans le cadre d’un projet de recherche lancé en 2016. Elle a interrogé 10 hommes et 10 femmes âgés de 60 à 79 ans, avec un revenu annuel de moins de 20 000 $, sur leur trajectoire familiale et professionnelle.
« On voulait voir quelles sont les trajectoires de ces personnes en situation de pauvreté et comprendre les points de bascule qui font qu’on arrive à la pauvreté à un certain âge », explique Isabelle Marchand.
Divorce ou séparation, problèmes de santé mentale, violence conjugale, perte d’emploi ou diagnostic de maladie… Autant de tournants qui poussent ces personnes aînées à vivre une forme d’exclusion sociale. Une spirale descendante s’ensuit. Isabelle Marchand donne l’exemple de personnes qui, après un accident de travail, occupent différents petits emplois, ce qui les précipite vers l’aide sociale, voire vers l’itinérance. Ou celui d’ouvrières qui, après une fermeture d’usine, se retrouvent à 50 ans sans emploi.
Pour elle, il est important de mobiliser les approches féministes et intersectionnelles pour comprendre les inégalités sociales et de santé. Dans le cadre de ses recherches, elle a par exemple rencontré des personnes aînées subissant plus d’un système d’oppression, discriminées à la fois en raison de leur âge, de leur genre et de leur couleur de peau.
La chercheuse estime qu’il faut mettre en place des politiques sociales qui reposent sur autre chose que sur la responsabilisation individuelle et qui s’adressent aux personnes rendues vulnérables par les rapports de pouvoir. « Il y a des moments de vie, des contextes, qui nous rendent vulnérables, explique-t-elle. En tant que société qui se soucie du bien commun, il faut prendre en compte le fait qu’on peut tous et toutes être vulnérables. »
L’itinérance au féminin

Illustration: Shutterstock
La violence conjugale figure parmi les motifs les plus souvent évoqués menant à la dégringolade sociale. Catherine Flynn, professeure au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), peut en témoigner : elle a travaillé sur les problèmes vécus par les femmes en situation d’itinérance qui ont subi une forme de violence.
Au cours des dernières années, la professeure et ses collègues ont rencontré 68 femmes âgées de 21 à 81 ans ayant vécu des violences et des situations d’itinérance. L’équipe a mis au jour des « trajectoires types » de passage à l’itinérance. Elle a aussi documenté les obstacles rencontrés par ces femmes dans l’accès au logement, en particulier dans certaines régions éloignées du Québec, au moment où elles quittent un contexte de violence conjugale. En raison de ces obstacles (absence de logement social, inaccessibilité du marché locatif, manque de centres d’accueil), certaines femmes se résignent à retourner dans le contexte de violence. D’autres sont contraintes de se reloger loin des centres, ce qui accentue leur précarité. Toutes sont susceptibles d’effectuer un passage vers l’itinérance.
Parce que ces femmes présentent parfois des troubles de santé mentale et consomment parfois des substances psychoactives, elles font face à différentes formes de discrimination – liées à l’âge, au handicap ou au genre. Leurs possibilités d’hébergement sont ainsi compromises et leur crédibilité est entachée aux yeux des institutions.
« Les femmes qui se retrouvent dans mes projets de recherche sont de “mauvaises victimes”, souligne la professeure Catherine Flynn. Elles sont précarisées dans le réseau d’aide ».
Certaines se sont vu retirer la garde de leur enfant par la Direction de la protection de la jeunesse. Appauvries par la perte des allocations gouvernementales pour enfants, elles voient leurs conditions de vie se détériorer. « Il y a une sorte de cercle vicieux », souligne Catherine Flynn.
Cette dernière travaille sur un autre projet sur le même thème, en phase de recrutement au moment de l’entrevue. Elle suivra bientôt un groupe de 50 femmes itinérantes qui ont tenté de fuir un contexte de violence (conjugale, sexuelle ou familiale). « On veut comprendre leur processus de sortie, ce qui les a menées à se trouver en itinérance, explique-t-elle. Dans les deux prochaines années, on souhaite voir quelles pratiques leur permettent de stabiliser leurs conditions de vie et de retrouver une vie sans violence. Voir quelles options ont fonctionné pour elles. »
Illustration: Shutterstock