Photo: Shutterstock
Une modification extrême de l’environnement peut aboutir à une modification surprenante des comportements… C’est en tout cas ce que nous enseignent les macaques de Porto Rico.
Camille Testard se rend pour la première fois sur Cayo Santiago à l’automne 2018. Une petite embarcation dépose la doctorante en neuro-éthologie sur cet îlot au large de Porto Rico, dans les Caraïbes. Des centaines de singes crient pour l’accueillir, impatients de se faire nourrir par le personnel de la réserve. Autrement, les macaques sont libres comme l’air. « Sur cette île, ce sont les humains qui sont en cage, et pas les singes », souligne la jeune chercheuse.
Environ 1500 macaques rhésus vivent sur Cayo Santiago. Ce singe originaire d’Asie a été introduit sur l’île en 1938 par un primatologue américain qui voulait étudier l’espèce. Près d’un siècle plus tard, la population suscite toujours l’intérêt des scientifiques. La forte densité d’animaux permet d’observer avec une précision inégalée la dynamique sociale des singes.
Par nature, les macaques rhésus sont très agressifs. Au sein des groupes de 20 à 200 singes, chaque individu connaît précisément son rang social. Un rhésus cultive les amitiés et les rivalités. Il ne laissera pas n’importe quel camarade le côtoyer ou l’épouiller. Des rixes éclatent fréquemment. Les singes se battent pour accéder à de la nourriture, à de l’eau, ou pour jouir d’un endroit prisé.
Un an avant la venue de Camille Testard, un événement avait toutefois fait dérailler le train-train quotidien des macaques. Le 20 septembre 2017, l’ouragan Maria frappe Porto Rico. Ses vents impétueux disloquent les habitations et abattent le réseau électrique. Ses pluies torrentielles inondent les villes. Environ 3000 personnes perdent la vie. L’île mettra des années à se relever de la pire catastrophe de son histoire.
La nature subit également un dur coup. Le cyclone rase pratiquement toute la végétation de Cayo Santiago. Par miracle, la grande majorité des singes s’en sortent indemnes. Leur vie ne sera toutefois plus la même. Avec la disparition de la forêt tropicale, une ressource est devenue sacrément rare : l’ombre. L’île est désormais un gros rocher où, sous le soleil de midi, le mercure dépasse régulièrement les 40 °C.
Quelques jours après l’ouragan, deux assistants de recherche portoricains retournent à Cayo Santiago. Ils remarquent immédiatement une transformation dans le comportement des singes. Certains macaques qui se fuyaient comme la peste acceptent désormais de se fréquenter. Les singes tolèrent beaucoup plus de congénères à proximité. Les cliques au sein des groupes, autrefois à couteaux tirés, ont fait la paix.
L’équipe scientifique postule alors que l’accès à l’ombre est à l’origine de cette révolution. A priori, on aurait pu imaginer que, pour se prévaloir des meilleures cachettes, les singes deviennent plus combatifs. En réalité, cela semble être l’inverse. Les macaques auraient abaissé leur agressivité d’un cran pour s’assurer un refuge ombragé… quitte à se prélasser aux côtés de leur pire ennemi.
Pour vérifier cette hypothèse, Camille Testard – qui est désormais chercheuse postdoctorale à l’Université Harvard, au Massachusetts – s’est mise à l’œuvre. Elle a analysé des informations recueillies de 2013 à 2022 (avant et après l’ouragan) à propos de 790 singes. Cette base de données, patiemment assemblée par une équipe locale, inventorie les singes qui se fréquentent et consigne les belligérants des conflits.
Dans un article publié en juin 2024 dans Science, la neuro-éthologue et ses collègues confirment que les macaques ont adapté leur comportement social pour profiter de davantage d’ombre. Et que ce nouveau comportement s’est généralisé : la bonne entente et la promiscuité règnent aussi dans la fraîcheur du matin. L’analyse révèle en outre qu’entretenir davantage d’amitiés favorise la survie d’un individu.
On peut carrément parler d’une nouvelle « norme sociale » au sein de la communauté simiesque, soutient Camille Testard. L’adaptation est culturelle, et non génétique, puisque certains macaques ont radicalement modifié leur comportement après l’ouragan. La nouvelle norme sociale est maintenant transmise aux rhésus nés après 2017, qui démontrent une attitude clémente envers leurs pairs.
Avec les changements climatiques, les Caraïbes verront déferler davantage de cyclones de la trempe de Maria. Les singes de Cayo Santiago démontrent clairement que la « malléabilité sociale » est un outil à la disposition des animaux qui doivent faire face à des défis climatiques (sécheresse, tempête, redoux en hiver). « Ce genre de situation, ce n’est pas rare, fait remarquer Camille Testard. Mais le fait d’avoir des scientifiques sur le terrain, qui récoltent des données depuis des années, et de pouvoir l’observer, ça, c’est unique au monde. »
Alexis Riopel est journaliste pour Le Devoir et s’intéresse aux questions environnementales.