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20 février 2025
Temps de lecture : 3 minutes

L’effet domino

Une petite chauve-souris brune (Myotis lucifugus), dans le Vermont, atteinte du syndrome du museau blanc. Photo : Marvin Moriarty/USFWS

Une étude détricote les réactions en chaîne liant les populations de chauves-souris aux décès de bébés aux États-Unis.

C’est une botte souillée, peut-être celle d’un touriste ou d’une spéléologue, qui fait tomber le premier domino. En 2007, des biologistes de l’État de New York pénètrent dans une grotte pour y réaliser un recensement de la population de chauves-souris. Avec effroi, les spécialistes y découvrent une hécatombe. Un champignon blanc et duveteux recouvre le museau des animaux affectés, morts à bout de forces.

Alarmée, la communauté scientifique comprend que la maladie réveille les chauves-souris durant leur hibernation. Le champignon microscopique en cause, Pseudogymnoascus destructans, provient d’Europe. De toute évidence, pour aboutir dans une grotte sombre des Appalaches, le microbe s’était agrippé à une chaussure qui venait de loin…

Dès lors, le « syndrome du museau blanc » se répand comme une traînée de poudre en Amérique du Nord. La maladie bondit d’un hibernaculum à l’autre, décimant les populations de chauve-souris. Le taux de mortalité peut dépasser 90 %. D’année en année, la malédiction se propage de plus en plus loin de son épicentre, atteignant le Québec en 2010, l’Illinois en 2013, la côte ouest en 2016.

La mort de ces millions de chauves-souris fait tomber un second domino. Ces petits mammifères dévorent des quantités astronomiques d’insectes – l’équivalent de 40 % de leur masse, chaque nuit. Leur disparition entraîne donc la prolifération des insectes, en forêt comme en campagne, et prive les agriculteurs et agricultrices de précieux associés qui mangent les ravageurs dans les champs.

Quelle est la valeur du coup de pouce donné par les chauves-souris aux cultivateurs ? En général, étudier les services procurés par la biodiversité se révèle ardu. Les scientifiques ne veulent pas – à juste titre ! – éliminer les abeilles d’une région pour observer l’effet d’une telle intervention sur la pollinisation. Impossible de réaliser une expérience de contrôle.

Dans une étude publiée en septembre 2024 dans Science, l’économiste environnemental Eyal Frank trouve toutefois une voie de passage. La propagation à travers le continent du syndrome du museau blanc offre une « expérience naturelle » qui permet de mesurer les bénéfices pourvus par les chauves-­souris mangeuses d’insectes.

Ce professeur à l’Université de Chicago compare la diffusion de l’épizootie aux États-Unis, comté par comté, à l’utilisation des insecticides dans les champs. Son analyse montre que le recours à ces produits s’accroit dès l’année suivant la détection du syndrome dans une localité. Après cinq ans, l’usage d’insecticides augmente de 30 %. En l’absence de leurs alliés ailés, les agriculteurs et agricultrices pulvérisent beaucoup plus – tombe un troisième domino.

Mais ce n’est pas tout. Les pesticides épandus dans les grandes cultures ne restent pas en vase clos : ils se propagent dans l’environnement, notamment par les cours d’eau, et atteignent les humains. Des études lient les pesticides à l’accroissement de la mortalité infantile. Le phénomène transparaît-­il dans l’expérience du museau blanc ?

Grâce aux données régionalisées de santé publique, M. Frank établit une corrélation entre la mortalité infantile « interne », c’est-à-dire non causée par les accidents et les homicides, et la propagation du champignon tueur. Il constate que, à la suite de l’arrivée du syndrome du museau blanc dans un comté, la mortalité infantile interne y augmente de 8 %. Clac, un quatrième domino s’abat.

Cette hausse correspond, sur l’ensemble des régions touchées, à la mort de 1300 bébés entre 2006 et 2017. L’économiste environnemental teste d’autres variables, comme le chômage et la dépendance aux opioïdes, pour vérifier si elles expliquent cette ligne de fracture dans la mortalité, mais rien n’y fait : seul un recours accru aux insecticides tient la route.

Son étude, dont il est l’unique auteur, fait l’objet de certaines critiques. Des scientifiques déplorent qu’elle ne s’attarde pas directement à l’évolution des populations de chauve-souris et d’insectes. En outre, des experts soulignent que la voie d’exposition des enfants aux pesticides demeure nébuleuse.

Mais cet article a le mérite de rappeler que le fait de malmener la nature – en y introduisant par mégarde des pathogènes exotiques, par exemple – nous prive de certains bénéfices procurés par la biodiversité et incite nos sociétés à recourir à des solutions non durables qui nuisent à notre propre santé.

Si vous pensez que cette histoire est purement étatsunienne, détrompez-vous. « Il y a de bonnes raisons de penser qu’un phénomène similaire existe au Canada », m’écrit Eyal Frank, qui entend bien reproduire un jour son analyse de ce côté-ci de la frontière.

Alexis Riopel est journaliste pour Le Devoir et s’intéresse aux questions environnementales.

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