Photo: Canopée/© Tom Van Oossanen
Des cargos à voile reprennent la mer après deux siècles de domination des énergies fossiles.
Le premier véritable voyage de Nils Joyeux à bord du Canopée, ce fut un tour de la Bretagne. Perché dans la timonerie, il voyait son idée folle se concrétiser, après une décennie d’efforts. Car ce cargo colossal, capable de transporter plus de 5000 tonnes, n’était pas comme les autres – il avait des ailes ! Et le temps de les déployer était venu.
Fini les cordages alambiqués et la nuée de matelots : au contact d’un bouton sur la console de pilotage, les quatre voiles, d’abord réglées en position neutre, pivotent pour se gonfler d’air. Aussitôt, le navire capte la brise, tout en demeurant bien stable. « C’est très doux », raconte le cofondateur de Zéphyr & Borée, une compagnie maritime française déterminée à remettre le vent en vogue, notamment grâce à des bateaux hybrides. « On voit l’impact sur les moteurs, qui poussent tout à coup beaucoup moins. »
Le Canopée participe à une renaissance. Ce cargo achevé en 2023 pour convoyer la fusée Ariane 6 de l’Europe à son site de lancement, à Kourou, en Guyane, en Amérique du Sud, est l’un des premiers grands navires modernes conçus pour tirer profit de l’énergie inépuisable du vent. Environ le tiers de sa propulsion procède d’Éole. Ses voiles longiformes, dressées à la verticale, sont munies d’un volet ajustable, comme les ailes d’un avion. Cambrer la partie arrière en réduit la traînée. Et les quatre ailes peuvent pivoter sur leur axe. Entièrement mécanisées, ces voiles n’ont pas grand-chose à voir avec celles de la Grande Hermine de Jacques Cartier…
D’ailleurs, pourquoi avons-nous un jour abandonné le vent ? Lui, en mer, nous a toujours été fidèle. « Ce n’est pas parce que les moteurs étaient plus performants », répond M. Joyeux. Au 19e siècle, les voiliers de marchandises filaient à toute allure, traversant l’océan en quelques jours. Le problème, c’est qu’ils étaient « hyper coûteux » à exploiter. Leur gréement complexe exigeait un équipage nombreux. Les textiles s’usaient vite. Pour ces raisons, les affréteurs ont plié leurs voiles et opté pour des moteurs au charbon, une option plus économique.
Aujourd’hui, les nouveaux navires à propulsion vélique ne souffrent plus des problèmes d’antan. À la faveur des technologies modernes, leur gréement est automatisé et durable. L’an dernier, on comptait dans le monde une centaine de navires commerciaux dotés d’un appareillage éolien, ou en voie d’en être équipés. La majorité ne disposait pas de voiles, comme le Canopée, mais plutôt de systèmes véliques nouveau genre : des rotors Flettner ou des ailes à succion. Ces pièces d’attirail dressées sur le pont de porte-conteneurs, de vraquiers et de pétroliers canalisent la puissance naturelle du vent, allégeant le travail de leurs propulseurs de l’ordre de 10 %. Ces systèmes seraient sur le point de franchir le seuil de la rentabilité.
Pour n’émettre aucun carbone, une solution encore plus radicale consiste à naviguer strictement à voile. De tels projets, comme l’Anemos, qui a livré 1000 tonnes de café colombien à Québec en 2024, se multiplient également. Cependant, les armateurs qui choisissent cette option peuvent plus difficilement garantir la durée d’une traversée, car les vents ne soufflent pas toujours régulièrement. Au bout de l’année, le temps perdu se paye en salaires, en assurances et en entretien. Ces surcoûts ne sont pas rédhibitoires pour un importateur de cacao biologique ou de vêtements de luxe, mais pour un convoyeur de matière première, c’est la mer à boire.
Décarboner le transport maritime exigera donc un bouquet de solutions. Chez Zéphyr & Borée, on espère boucler cette année le plan de financement de la première flotte à très faible empreinte carbone dans le monde. Le vent procurera un peu plus de 50 % de la puissance de cinq mastodontes de 1200 conteneurs. Des moteurs alimentés aux biocarburants feront le reste du travail. Nils Joyeux a bon espoir qu’une nouvelle règle de l’Organisation maritime internationale, qui exige une réduction de 40 % de l’intensité carbone du transport en mer d’ici 2030, offre un bon vent de dos au secteur.
Avec le retour du vent, les bénéfices seront aussi d’ordre humain. L’an dernier, depuis la timonerie du Canopée, entre Le Havre et Bordeaux, le long des côtes françaises, M. Joyeux zyeutait un équipage ravi d’apprivoiser un navire plus ingénieux, contribuant à un nouvel équilibre écologique. « Je pense que la voile vient remettre un peu de sel dans le boulot des marins », dit-il.
Alexis Riopel est journaliste pour Le Devoir et s’intéresse aux questions environnementales.