Épuisement, dépression, troubles anxieux… Au Canada, pas moins de 500 000 travailleuses et travailleurs s’absentent du travail chaque semaine pour des problèmes de santé mentale. Comment rendre les milieux de travail plus propices au bien-être ? Rencontre avec trois spécialistes de la question.
L’importance du contexte
Dans ses travaux de recherche, Angelo Soares fait toujours le même constat : les gens travaillent souvent à s’en rendre malades. Une telle surcharge de travail peut parfois mener à toutes sortes de problèmes de santé mentale, à des dépressions, à des épuisements professionnels, voire à des pensées suicidaires.
« Les organisations persistent aujourd’hui à utiliser des principes de gestion du début du 20e siècle, au moment du taylorisme. On parle maintenant de néo-taylorisme, ou de nouvelle gestion publique, qui consiste à vouloir faire plus avec moins », estime le professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
En 2022, le sociologue a mené une vaste étude sur le bonheur au travail des médecins vétérinaires dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Sur les 975 membres de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec interrogés, 54 % souffraient de détresse psychologique et 16 % avaient des idées suicidaires.
La principale coupable : la surcharge de travail. Le harcèlement psychologique était également un problème important, puisque 30 % des répondants et répondantes affirmaient en avoir subi.
Les questions financières et les relations parfois tendues avec la clientèle pouvaient également être une source de détresse. « Parfois, le médecin peut sauver l’animal, mais le service coûte cher, et ça va frustrer des clients qui estiment que le médecin ne pense qu’à l’argent. Ce qui est faux », explique le sociologue.
Angelo Soares a fait un constat similaire quand il s’est penché, dans le cadre de ses recherches, sur le milieu de l’enseignement. Un milieu dans lequel sont souvent dénoncées les mauvaises conditions, la surcharge de travail et une violence exacerbée par la pandémie de COVID-19. Le chercheur rappelle qu’en 2022, plus des trois quarts des lésions attribuables à la violence physique survenaient au Québec dans les secteurs des soins de santé et assistance sociale et de l’enseignement, selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail.
Selon lui, les organisations gagneraient à cesser d’« individualiser le problème », qui prend plutôt sa source dans l’organisation du travail. « Le contexte est invisible pour les gens, donc c’est plus facile de pointer les collègues comme étant la source de problème, ou les patrons, les superviseurs, les patients », croit-il.
Ce sont en fait les exigences, les conditions et les horaires de travail qui peuvent rendre les gens malades. Les organisations doivent donc faire de la « prévention primaire ». « Ce n’est pas une fatalité. Mais au lieu d’agir, les organisations en font très peu. Vous pouvez faire tout le yoga du monde et manger des oméga-3, si le contexte ne vous permet pas de vous développer, d’être créatif, de vivre équilibré, vous allez être malade », dit-il.
Mesurer les risques psychosociaux

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Que ce soit une charge de travail élevée, une gestion défaillante, un cas de harcèlement, un manque de reconnaissance, certaines situations vécues de manière répétée au travail augmentent les problèmes de santé psychologique et physique. Ces risques psychosociaux (RPS), parfois perçus comme abstraits, sont pourtant mesurables et modifiables.
« Mais comme ce sont des risques invisibles, ça reste un sacré défi pour les employeurs. Il y a un besoin criant d’outils de reconnaissance et d’évaluation des RPS », souligne Mahée Gilbert-Ouimet, professeure au Département des sciences de la santé à l’Université du Québec à Rimouski.
La chercheuse et des collègues ont mis au point un outil numérique, appelé BEST (Vers l’amélioration du bien-être et de la santé au travail), pour prévenir la violence et les autres RPS. « Le recensement des RPS constitue le premier pas pour contenir l’apparition des troubles physiques et mentaux, de l’épuisement professionnel aux maladies cardiovasculaires », rappelle-t-elle.
L’outil intègre un répertoire de 200 pratiques organisationnelles pour réduire les risques psychosociaux, de même qu’un questionnaire qui permet de mesurer ces risques : soutien social, reconnaissance, justice organisationnelle, violence au travail… « Le questionnaire mesure à la fois les RPS les plus documentés et les RPS émergents (comme les stresseurs numériques ou les conflits éthiques), ce qui offre une analyse plus riche que la plupart des questionnaires existant dans le domaine », précise la chercheuse.
L’outil est testé dans 14 CHSLD et au sein de trois universités québécoises. Deux secteurs, la santé et l’éducation, dont le personnel est « particulièrement exposé aux risques psychosociaux », souligne-t-elle.
Déjà, les travaux qu’elle mène depuis des années avec ses collègues ont poussé le gouvernement à entreprendre des gestes concrets. Dès l’automne 2025, les employeurs québécois seront obligés de mesurer les risques psychosociaux et de les inclure dans leur démarche de prévention, afin de se conformer à Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (Loi 27).
Il s’agit là d’une « mini-révolution » dans le milieu du travail, se réjouit Mahée Gilbert-Ouimet. « Ce n’est pas parfait, mais le fait que les risques psychosociaux soient nommés dans la Loi va permettre aux milieux de travail de s’y intéresser davantage », affirme-t-elle.
Le droit à la déconnexion
De nombreuses études le démontrent : l’hyperconnectivité a des effets néfastes sur la santé mentale et physique des travailleurs et travailleuses. C’est pourquoi l’Ontario et de nombreux pays, comme la France ou l’Argentine, ont déjà légiféré pour encadrer « le droit à la déconnexion », soit le droit de ne pas répondre aux demandes liées au travail en dehors des heures travaillées.
« La déconnexion peut préserver la santé mentale et prévenir l’épuisement, à condition qu’elle soit bien respectée », souligne la chercheuse Ariane Ollier-Malaterre, qui est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle. Elle examine la manière dont les individus peuvent concevoir et mettre en œuvre des stratégies pour réguler leur connectivité, leur présentation d’eux-mêmes en ligne et leur vie privée.
Avec son équipe, la professeure du Département d’organisation et ressources humaines de l’École des sciences de la gestion à l’UQAM a recensé ces conditions essentielles. D’abord, le droit à la déconnexion doit être applicable à tous les milieux, pas seulement aux grandes entreprises. La loi en Ontario concerne uniquement les structures de 25 employés ou employées et plus, par exemple.
Ensuite, les membres dirigeants, les gestionnaires et les ressources humaines doivent travailler à ce que la culture organisationnelle soutienne l’exercice de ce droit. Finalement, les préférences et les réalités individuelles doivent être respectées. Certaines personnes ont besoin de s’écarter du traditionnel 9 à 5, ou sont plus productives le soir ou à d’autres moments de la journée. La souplesse est donc le mot d’ordre.
Le positif au premier plan
Être conscient de notre niveau de mal-être au travail, c’est bien, mais encore faut-il savoir ce qui nous rend heureux. Stéphanie Austin s’intéresse aux indicateurs qui peuvent rehausser le bien-être au travail, de même que favoriser la « pleine santé » psychologique, physique et sociale des travailleurs et travailleuses. Cela inclut, par le fait même, un fonctionnement optimal des organisations.
« Pendant longtemps, on traitait de la santé psychologique au travail en évaluant le mal-être. Environ 80 à 90 % de la littérature scientifique aujourd’hui porte encore sur ces indicateurs », fait remarquer la professeure titulaire en comportement organisationnel à l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Elle souligne l’importance de s’intéresser « aux deux côtés de la médaille » quand vient le temps d’évaluer les risques psychosociaux. « Certes, on mesure la détresse, l’anxiété et les symptômes d’épuisement. Mais, en contrepartie, on doit mesurer ce qui peut augmenter le bonheur », affirme celle qui dirige aussi le Groupe de recherche motivation mieux-être (M2ÊTRE), qui rassemble depuis 2014 des scientifiques de différentes disciplines (gestion, psychologie, ergothérapie, sciences biomédicales et infirmières).
Que ce soit la reconnaissance au travail, la réalisation ou la possibilité de développement, les indices du bonheur sont multiples. « Une rencontre de travail peut donner de la vigueur, une retraite d’écriture aussi. Ça nous apporte de la satisfaction au travail », dit-elle.
Dans le cadre de recherches menées pendant la pandémie de COVID-19, Stéphanie Austin a utilisé ces indicateurs pour évaluer le bien-être du personnel en télétravail et en présentiel. Par exemple, les résultats montrent que les personnes en télétravail ont une plus grande satisfaction familiale (indicateur de bien-être personnel), mais qu’elles présentent un engagement au travail (indicateur de bien-être professionnel) moindre que celui des travailleurs et travailleuses en présentiel. Tout est donc question d’équilibre !
La chercheuse fait un lien direct entre le bien-être des individus et la vitalité des organisations. « Dans les prochaines années, surtout au Québec, il n’y aura pas de boom démographique important, donc il faut que les entreprises apprennent à retenir les employés avec le bien-être. Il faut stopper la spirale de démissions », dit-elle.
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