Devant l’augmentation de l’obésité, des maladies cardiovasculaires et du diabète, la population ghanéenne prend les choses en main. Une coalition se bat pour améliorer les habitudes alimentaires et tenir tête à l’industrie.
Les corps transpirent et les visages dégoulinent, mais le cortège continue d’avancer sur l’asphalte, en scandant en anglais des slogans comme « Mangez sain, restez en santé ! », « Trop d’huile, c’est mauvais ! » ou encore « Buvez de l’eau claire et réduisez le risque d’obésité et de diabète ! ».
Malgré l’heure matinale, il fait déjà très chaud dans les rues d’Accra, la capitale du Ghana. Le groupe d’une cinquantaine de personnes, majoritairement des jeunes, défile depuis les petites ruelles colorées du quartier d’Osu jusqu’aux grandes avenues entourant le parlement. Dans un micro grésillant, un organisateur s’exclame : « Nous appelons le gouvernement à protéger les masses, à protéger nos enfants dans les écoles, à protéger le peuple ghanéen en augmentant les taxes sur tous les produits alimentaires malsains ! »
Organisée par la Coalition des acteurs pour la défense de la santé publique (CAPHA, pour l’acronyme anglais) au printemps 2025, la marche vise à promouvoir un ensemble de politiques publiques bientôt discutées au Parlement. Depuis la première politique nationale de lutte contre les maladies non transmissibles, instaurée en 2012, un mouvement pour améliorer le régime alimentaire de la population ghanéenne s’est progressivement constitué. Une première taxe sur les boissons contenant des sucres ajoutés a été votée en avril 2023, malgré le lobby intense de l’industrie agroalimentaire. Heureusement, car il y a urgence.
« La société ghanéenne est en danger. Si on ne fait pas changer les choses maintenant, les conséquences seront immenses dans quelques années », affirme Comfort Quarshie, coordinatrice de la Coalition d’ONG de la santé. La femme aux cheveux grisonnants, qui porte un T-shirt blanc sur lequel est inscrit « Restriction du marketing alimentaire », une des propositions portées par le mouvement, fait remarquer la disponibilité de la malbouffe et des boissons sucrées à chaque coin de rue.
Alors que les militants et militantes brandissent haut leurs pancartes « Les aliments sains sont médicinaux » ou « Ne laissez pas les pubs décider de votre alimentation », la manifestation se mélange à des vendeuses transportant sur leur tête des vitrines remplies de collations frites, comme des bofrots (des beignets) ou des brochettes de kebabs. Le cortège passe devant de nombreuses publicités tape-à-l’œil pour des boissons sucrées et autres aliments transformés, éparpillées partout dans la ville jusqu’aux environs des écoles.
Comme pour l’alcool et le tabac, la taxation des aliments nocifs est une stratégie qui a fait ses preuves dans de nombreux pays : l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) a d’ailleurs publié en 2024 des recommandations à l’intention des gouvernements sur les politiques fiscales à mettre en œuvre pour favoriser les choix nutritionnels sains.
« Nous ne voulons pas qu’ils partent, mais qu’ils vendent des produits sains. »
Junk food et travail statique
Comme de nombreux pays, le Ghana fait face à une transition nutritionnelle majeure, alimentée par l’urbanisation rapide, la mondialisation et le développement économique. Le régime traditionnel riche en céréales et en fibres cède le pas à une nourriture ultra-transformée, riche en sucre, en sel et en gras.
Une étude publiée en 2022 par des chercheurs de l’Université d’Accra montre que les aliments transformés représentent aujourd’hui la plus grande part de l’environnement alimentaire urbain du Ghana. Conséquence directe de ce changement de mode de vie et de la sédentarité croissante : l’obésité, les maladies cardiovasculaires et le diabète montent en flèche. Dans le monde, la prévalence du diabète chez les adultes est ainsi passée de 7 % à 14 % entre 1990 et 2022. Au Ghana, si la prévalence moyenne reste basse, certaines régions affichent des taux de diabète de 39 % chez les adultes, selon une étude parue en 2024. Et d’après les dernières données du Registre des naissances et des décès datant de 2022, l’hypertension, associée elle aussi à une mauvaise alimentation, arrive désormais en tête des causes de décès, suivie d’assez près par les maladies cardiaques, les AVC et le diabète.
Les chiffres du dernier recensement démographique sont eux aussi impressionnants. En 1993, 10 % des femmes en âge d’avoir des enfants étaient en surpoids ou obèses ; en 2022, c’était la moitié d’entre elles. Du côté des hommes du même âge, 4 % étaient obèses et 17 % en surpoids en 2022. Le recensement a aussi permis de recueillir des données sur les habitudes alimentaires : 37 % des femmes de 15 à 49 ans avaient consommé des boissons sucrées et 28 % des aliments mauvais pour la santé dans les dernières 24 heures. Chez les enfants de 6 à 23 mois, ces chiffres atteignent respectivement 32 % et 33 %. Au moment du sondage, le tiers d’entre eux n’avaient pas consommé de fruit ou de légume depuis au moins un jour…
Si les femmes sont particulièrement touchées, c’est que ce sont souvent elles qui tiennent des échoppes au marché et dans les rues, explique Comfort Quarshie. Elles restent assises des heures durant, pour ne manquer aucune occasion de vente. Elles n’ont donc d’autre choix que de consommer la nourriture rapide qu’elles ont à portée de main et elles ne pratiquent pas d’activité physique au quotidien.
Dans ce contexte, la popularité des boissons sucrées (boissons gazeuses, boissons énergisantes, jus sucrés, limonades…) est un fléau. Une étude publiée début 2025 dans Nature Medicine a estimé que les boissons sucrées étaient responsables de 2,2 millions de nouveaux cas de diabète par an dans le monde et de 21 % des nouveaux diagnostics en Afrique subsaharienne. C’est d’ailleurs là, ainsi qu’en Amérique latine, que l’effet délétère de ces boissons est le plus fort. Au Ghana, les recherches de la coalition ont fait état de campagnes de publicité massives, qui mettent en scène des célébrités, et de la large accessibilité de ces boissons, qui occupent 20 % des rayons alimentaires.
Naomi Akyama, 53 ans, a fait les frais de la sédentarisation et du manque de diversité alimentaire. Vendeuse de sandales au marché de Dome depuis plus de 20 ans, elle a reçu un diagnostic de diabète de type 2 à 38 ans, alors qu’elle se nourrissait presque exclusivement de mets ghanéens. Fufu (pâte de manioc et de bananes plantains), banku (pâte de maïs et de manioc), riz blanc, les plats principaux ghanéens sont riches en amidon et en glucides ; consommés trois fois par jour, ils peuvent eux aussi favoriser le développement du diabète. D’autant que Naomi les consommait avec sa boisson maltée préférée, aussi sucrée que le Coca-Cola.
Naomi souffre régulièrement de maux de tête. « Parfois, je me sens tellement faible que je ne peux pas aller travailler », raconte-t-elle d’une voix rauque, à moitié allongée sur un canapé vert forêt. Sur les murs blancs du salon sommairement meublé, les portraits de famille affichent plusieurs générations souriantes. Mais dans la pièce où se trouvent aussi deux de ses sœurs, sa fille Esther et son petit-fils Ethan, l’ambiance est moins joyeuse.
Les sœurs de Naomi, Gladys Ohemaa et Rose Owusu, la soixantaine, sont elles aussi diabétiques. Quatre ans avant de recevoir son diagnostic, Gladys a fait un accident vasculaire cérébral. « J’ai été vraiment surprise parce que mes parents mangeaient ces plats aussi, mais ça m’a apporté du diabète. » Alors, toutes les femmes de la maison ont dû adopter une alimentation plus variée en nutriments et plus riche en fibres : réduire la quantité de fufu, augmenter celle de soupe et de bananes plantains, boire du lait d’avoine et, surtout, arrêter le soda.
Double fardeau

Le Dr Amos Laar, directeur du Département de la population, de la famille et de la santé reproductive, École de santé publique, Université du Ghana. Photo: Chloé Alramamneh
Le Ghana, à l’image des autres pays en développement, est tiraillé entre les deux extrêmes de la malnutrition : l’obésité côtoie la sous-alimentation, qui est toujours très présente. Les indicateurs de malnutrition ont baissé en moyenne de moitié ces 30 dernières années, mais 17 % des enfants montrent encore des retards de croissance, et 6 % des enfants de moins de cinq ans souffrent d’émaciation (maigreur extrême).
Pour Amos Laar, professeur de santé publique et de nutrition à l’Université du Ghana, ces deux problèmes sont intimement liés. « Parce qu’ils sont bon marché, les aliments ultra-transformés et les boissons sucrées sont accessibles aux personnes pauvres, qu’on penserait souffrir de sous-nutrition. Les conditions qui les exposent à la sous-nutrition sont les mêmes que celles qui les exposent au surpoids et à l’obésité », explique-t-il.
Le chercheur dirige la section universitaire du mouvement militant, à l’origine des preuves scientifiques sur lesquelles reposent les nouvelles politiques. Au fil de ses travaux, il a constaté que le double fardeau de la malnutrition se retrouvait parfois dans les mêmes zones géographiques, au sein des membres d’un foyer ou chez un même individu : il est possible d’être obèse et de présenter des carences. La moitié de la population féminine du Ghana est en situation de surpoids ou d’obésité et, pourtant, 41 % des femmes souffrent aussi d’anémie.
Passer à l’action
Le rapport 2024 sur la sécurité alimentaire des Nations unies soutient que 2,83 milliards de personnes dans le monde sont incapables de se permettre financièrement un régime alimentaire sain, et recommande des actions à double effet pour combattre non seulement la dénutrition et les carences en nutriments, mais aussi le surpoids et l’obésité. C’est exactement ce que propose la coalition ghanéenne.
Créée officiellement en 2022, elle regroupe des chercheurs de cinq universités publiques, des associations et des syndicats. « J’aime faire de la recherche, mais si celle-ci n’atteint pas l’étape où des individus en bénéficient directement, alors cela n’a pas beaucoup d’intérêt. Les universitaires en ont fini de travailler seuls », affirme Amos Laar, visiblement passionné par le mouvement, qui sourit et s’exprime énergiquement en montrant les diagrammes d’une des études-support.
Soutenue par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), la coalition a mené plusieurs projets pour rassembler des données sur le lien entre l’environnement nutritionnel et la santé, mobiliser les acteurs gouvernementaux et aboutir à des lois protégeant le public. En 2022, le projet Advocating 4 Health (Défendre la santé), cofinancé par le CRDI, a permis l’évolution de la politique fiscale sur les boissons sucrées.

Une marche de sensibilisation a eu lieu le 27 mars pour défendre les lois d’assainissement de l’environnement alimentaire au Ghana. Photo: Chloé Alramamneh
Le dernier projet en cours, également financé en partie par le CRDI, est surnommé HD4HL pour Healtier Diets 4 Healthy Lives (Des régimes sains pour des vies saines, en français) et vise à informer la population, à conceptualiser et à faire passer un ensemble de politiques de grande envergure. Les quatre mesures portent sur l’étiquetage obligatoire des valeurs nutritionnelles des produits, l’approvisionnement en aliments sains des institutions publiques comme les prisons ou les écoles, la restriction du marketing sur certaines denrées et certaines zones géographiques, et l’imposition de taxes sur les produits trop sucrés, trop salés ou trop gras.
Ces politiques s’inscrivent dans les « Best Buys » définis par l’OMS : des interventions qui ont prouvé leur rapport coût-efficacité et leur faisabilité pour lutter contre les maladies non transmissibles dans les pays à revenus faibles et intermédiaires.
La coalition a organisé de nombreux séminaires, forums publics, marches de sensibilisation et campagnes médiatiques. En intégrant des acteurs gouvernementaux comme le ministère de la Santé, l’Autorité des aliments et des médicaments ou la Commission nationale de planification du développement, elle bénéficie de facto d’une préautorisation de ses travaux législatifs. Cette approche très innovante a porté ses fruits en 2023, lorsque le gouvernement a voté et promulgué la taxe de 20 % sur les boissons sucrées.
Qu’en est-il chez nous ?
Au Québec, il n’y a pas de taxe portant spécifiquement sur les boissons sucrées. Et au Canada, seule la province de Terre-Neuve-et-Labrador dispose d’une telle taxe, entrée en vigueur en septembre 2022. Cela dit, ces boissons ne sont pas considérées comme des produits alimentaires de base et sont donc taxables (TPS et TVQ), contrairement à l’eau et à certains jus, peut-on lire dans un Cahier de recherche paru en 2022 et cosigné par Tommy Gagné-Dubé, professeur au Département de fiscalité de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.
Dans un article de synthèse publié en 2024, le professeur et ses coauteurs concluent « que la mise en place d’une taxe sur les boissons sucrées […] par le gouvernement du Québec entraînerait des effets vraisemblablement bénéfiques sur la santé de la population [de la province] ».
-M.C.
Le lobby fait front
La coalition est parvenue à faire passer la taxe sur ces boissons au sein d’un amendement sur les droits d’accise touchant également le tabac, l’alcool et les contenants plastiques, parce que les marques ne se sont rendu compte de la campagne qu’au dernier moment.
Amos Laar suivait les débats au Parlement le 31 mars 2023, en ligne depuis un autre continent tard dans la nuit : « Entre la deuxième et la troisième lecture, quand il n’est pas censé y avoir de débat, les parlementaires ont essayé de contester [l’amendement], et 17 pétitions ont été déposées. Heureusement, le président de la Chambre a établi qu’ils auraient dû se manifester avant. »
La corruption des législateurs, et même celle des scientifiques, fait partie des tactiques bien connues des entreprises pour empêcher que de telles taxes soient votées. Le Dr Kasim Abdulai, directeur des opérations de la Coalition des acteurs pour la défense de la santé publique, l’a observé : « Parfois, nous constatons que certains des acteurs avec qui nous travaillons régulièrement, et qui avaient l’habitude de condamner avec force les produits malsains, s’adoucissent. On peut sentir quand quelqu’un a fait des compromis. »
Les lobbys sont revenus à la charge, en février dernier, à l’occasion de la présentation du budget du gouvernement du nouveau président élu fin 2024. L’Association ghanéenne de l’alimentation et des boissons (FABAG, pour l’acronyme anglais) s’est manifestée sur tous les fronts contre les « taxes de nuisance », en vain. Le gouvernement a confirmé la loi de 2023, qui lui a rapporté cette année-là, en quelques mois seulement, 1,3 milliard de cédis ghanéens, l’équivalent de 133 millions de dollars canadiens. Malgré l’apparent conflit d’intérêts, Amos Laar affirme qu’il ne s’agit pas d’une guerre ouverte contre l’industrie : « Je dis toujours que personne n’est contre les industriels. Nous ne voulons pas qu’ils partent, mais qu’ils vendent des produits sains. »
La mesure commence à faire ses preuves. Une évaluation par la section scientifique du mouvement, en cours de publication, révèle que 50 % des personnes interrogées ont réduit leur consommation de boissons sucrées et que 31 % les ont remplacées par de l’eau ou des produits frais.
Cependant, bien que la grande majorité de la population ait remarqué l’augmentation de prix, tous et toutes ne font pas tous le lien avec la taxe, dont seulement la moitié avaient entendu parler. Le Ghana traverse une importante crise de la dette, et l’inflation, qui a temporairement dépassé les 50 % fin 2022, a fait augmenter les prix de tous les produits alimentaires. Les boissons font partie des victimes, et l’augmentation du prix liée à la taxe de dissuasion a donc été noyée dans l’inflation générale, ce qui a affaibli le message de sensibilisation.
Une autre limite de la taxe est qu’elle porte également… sur l’eau. La classification nationale des produits regroupe toutes les eaux minérales, additionnées de sucre ou non, les boissons aromatisées et celles non alcoolisées dans une seule catégorie « eaux », soumise à la taxe.
Pour échapper à cette importante critique, dont ils ont conscience, les scientifiques travaillent depuis deux ans à l’établissement d’un système de profilage des nutriments. Ce système classe plus de 6000 aliments en fonction de leur composition nutritionnelle et servira de base à la nouvelle politique fiscale. Au lieu d’imposer un taux fixe, la nouvelle version de la loi propose d’adapter le pourcentage de taxation aux taux de sucre, de sel et de gras des produits vendus. Cette base de données permettra également d’encourager certains produits et régimes alimentaires.
« Une fois que ces politiques seront en place, elles contribueront à assainir notre environnement alimentaire et à réduire la consommation des produits alimentaires malsains. Les maladies non transmissibles commenceront alors à reculer progressivement », prévoit le Dr Abdulai. Malgré les interférences de l’industrie agroalimentaire, toutes les parties prenantes sont optimistes quant à l’inscription dans la loi du bloc de politiques avant la fin de l’année 2025.
- La manifestation de sensibilisation du 27 mars s’est déroulée devant de nombreux vendeurs de nourriture de rue. Photo: Chloé Alramamneh
- Le bâtiment du populaire marché de Makola est peint aux couleurs de la marque Indomie. Photo: Chloé Alramamneh
Le programme décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada.
Illustration: Alyah Holmes

