Ça ne s’invente pas : des articles d’une chercheuse qui étudie l’honnêteté au travail ont été rétractés cet été parce que les données semblent avoir été manipulées. C’est un trio de professeurs qui a révélé les irrégularités dans un blogue appelé Data Colada.
Francesca Gino était jusque-là une vedette de la Harvard Business School et de la science du comportement, un champ de recherche qui a le vent dans les voiles depuis 15 ans. Connue pour son livre à succès Rebel Talent: Why It Pays to Break the Rules at Work and in Life, la chercheuse est régulièrement invitée dans les plus grandes entreprises pour parler de ses résultats aux gestionnaires.
Les papiers remis en question concernent des sujets irrésistibles. La chercheuse y affirme que les individus malhonnêtes sont plus créatifs, que faire signer une déclaration d’exactitude en haut d’un document plutôt qu’au bas est plus efficace pour prévenir les mensonges et que l’on peut réseauter de façon utilitariste sans se sentir inauthentique, à condition d’adopter un état d’esprit associé à l’espoir plutôt qu’au devoir. La validité de ces conclusions est maintenant incertaine.
Voilà qui rappelle un autre épisode du genre. Dans une conférence TED de 2012 très populaire, la chercheuse Amy Cuddy avait convaincu la planète de l’intérêt de prendre une « pose de pouvoir » avant une performance sociale, que ce soit une entrevue pour un emploi ou un discours. Imaginez-vous, aux toilettes, vous tenant quelques instants comme une superhéroïne ou comme le fier vainqueur d’une épreuve physique. La chercheuse affirmait que cette astuce « peut changer considérablement le cours de votre vie ».
Dans ses études, les individus qui prenaient de telles poses pendant deux minutes présentaient une hausse du taux de testostérone et une baisse du taux de cortisol, une hormone du stress. Soumis ensuite à un jeu, ils faisaient preuve d’une tolérance au risque plus grande que celle des autres cobayes. Amy Cuddy a elle aussi publié un livre pour détailler son propos. Puis, des études ont tenté de répliquer ces résultats, sans succès. Les critiques de la communauté scientifique se sont mises à s’accumuler à partir de 2016.
Solution facile et prouvée
Les manipulations de données existent dans tous les domaines en science, tout comme les conclusions tirées sur la base de travaux encore trop préliminaires. Le problème avec ce type d’études en science du comportement est qu’il intéresse le milieu des affaires, qui n’a pas de temps à perdre ! On y carbure à l’innovation et on s’abreuve aux tendances. La recherche émerge à peine qu’elle se retrouve déjà en vitrine des librairies, avec un titre qui laisse croire qu’une solution facile (et prouvée !) à nos maux professionnels existe. Des politiques bien concrètes en milieu de travail sont ainsi influencées par des résultats qui attendent encore d’être répliqués.
Et si de nouvelles études viennent renverser les premiers constats, il est déjà trop tard ! Sur Twitter, on trouve d’ailleurs, entre les messages de scientifiques choqués par l’affaire, des tweets de gens du milieu des affaires qui continuent de faire l’éloge des idées de Francesca Gino.
Ce genre de cas éclabousse hélas toute la science du comportement. Le sujet était sur toutes les lèvres dans les écoles de commerce ces derniers mois, selon un article du Financial Times, notamment parce que les écueils s’accumulent dans le domaine depuis quelques années. Un examen de conscience s’impose pour les chercheurs et chercheuses. D’autant plus que leurs travaux sont souvent utilisés au-delà du monde du travail pour établir des politiques publiques.
Impossible de ne pas vous parler de la théorie du nudge, un autre élément archi connu du champ qui est, lui aussi, critiqué. Selon cette théorie, il est possible d’influencer les comportements en modifiant l’environnement physique : que ce soit le design d’un formulaire ou l’aménagement d’un bureau.
Ces travaux sont plutôt solides, mais des scientifiques mettent en doute leur utilité réelle. C’est le cas de deux chercheurs qui ont argué, en 2022, que la théorie agit comme un trompe-l’œil. Ils soulignent que les problèmes de la société ne sont pas que le résultat de mauvaises décisions des individus, mais surtout du contexte politique et d’entraves systémiques. En agissant pour renverser les mauvais choix de monsieur et madame Tout-le-Monde (ne pas économiser pour la retraite, par exemple), on perd de vue les vraies causes (la pauvreté). Comme l’a écrit l’an passé l’économiste Tim Harford dans une chronique du Financial Times : « la science du comportement n’est que trop douée pour produire une cerise parfaite sur le gâteau politique ; les praticiens ne doivent jamais oublier le gâteau lui-même ».
Esprit critique
Les livres écrits par des scientifiques du comportement et leurs conférences ne sont pas à bannir, au contraire : ils sont précieux dans le dialogue entre la science et le public. On a d’ailleurs besoin de connaissances pour soutenir les politiques publiques et le monde du travail, mais il faut garder son esprit critique.
Un manifeste publié dans Nature Human Behaviour en mars dernier fournit des pistes de solution. Son auteur invite les scientifiques du comportement à scruter… leurs propres comportements ! De plus, « nous avons la responsabilité de rejeter les idées si des preuves solides montrent maintenant qu’elles sont fragiles, et d’offrir une vision réaliste de ce que la science du comportement peut accomplir », écrit Michael Hallsworth, du Behavioural Insights Team.
Signe qu’il faut accepter le rythme de la recherche, l’effet des « poses de pouvoir » proposées par Amy Cuddy est peut-être en voie d’être confirmé. Une méta-analyse de 2022 basée sur 88 études laisse croire que l’exercice fonctionne, mais de façon moins spectaculaire que dans les études initiales.