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20 juin 2024
Temps de lecture : 2 minutes

L’ours qui lève le nez

Photo: Shutterstock

Dans sa toute première chronique, Alexis Riopel explore la façon dont certains petits bouleversements modifient les écosystèmes à plus grande échelle. Ou l’histoire de l’ours Kodiak qui n’aimait plus tellement le saumon…

Les ours trouvent leur paradis sur l’île Kodiak, au large de l’Alaska. Dans cette nature pluvieuse et luxuriante, la nourriture abonde, à commencer par le poisson. Quel plaisir doit ressentir un ours quand, d’un puissant coup de patte, il attrape un saumon rouge (ou sockeye) qui se dandine pour remonter la rivière ! Cette poissonnerie à ciel ouvert lui permettra d’engraisser pour traverser le long hiver qui l’attend.

Ces dernières années, toutefois, le cours des saisons se transforme. Les printemps deviennent plus hâtifs et plus chauds. Si bien que, sur les flancs ensoleillés des vallées, le sureau rouge offre ses fruits en juillet plutôt qu’en août. Ses baies sont désormais disponibles en même temps que le sock­eye, alors que les deux aliments se succédaient auparavant. L’ours kodiak, connu pour raffoler de sashimi, doit maintenant choisir : poisson ou baies de sureau ?

Été 2014. Dans les buissons, le biologiste William Deacy se tient aux aguets. Il est là pour étudier comment l’ours s’adapte aux fluctuations dans l’abondance du saumon. Un phénomène inattendu survient : même si la rivière Karluk grouille de poissons, les ours sont absents. Grâce à des colliers GPS et à des relevés aériens, le scientifique réalise que les kodiaks sont dans les collines, en train de se gaver de baies de sureau. Le puissant prédateur lève le nez sur le saumon !

Évidemment, notre ours a toujours adoré les baies de sureau, mais le réchauffement climatique le force à avouer qu’il les préfère au juteux saumon sockeye. Pourquoi donc ? L’ursidé sait qu’il doit aiguiser sa dent sucrée pour maximiser la production de graisses. Quand on offre un buffet varié à un ours en captivité, il choisit des aliments riches en glucides et dont les protéines ne représentent que de 10 à 20 % des calories. La baie de sureau (13 % de calories protéinées) entre dans cette fourchette, tandis que le saumon contient trop de protéines (80 %).

« Il est facile de se figurer les conséquences directes du réchauffement climatique, comme un ours polaire sur la banquise qui fond, dit William Deacy. Notre étude montre que les conséquences indirectes sont probablement plus communes. Une petite différence dans la température – l’île Kodiak s’est réchauffée de 1 °C en 50 ans – peut bouleverser la phénologie », c’est-à-dire l’enchaînement temporel des phénomènes naturels. Dans cette nouvelle valse des saisons, une espèce généraliste comme l’ours kodiak y trouve son compte.

Cela dit, l’histoire est complexe, et loin d’être terminée. À plus long terme, l’ours pourrait connaître la disette si la saison des baies en vient à recouper exactement celle du saumon. Que mangerait-il à la fin août ? Son nouveau régime affecte aussi le reste de l’écosystème. Quand un groupe de kodiaks pêche, il supprime la majorité des saumons en frai d’une rivière. S’il s’en abstient, l’absence de carcasses de sockeye sur les rives diminue la fertilisation du sol et prive les décomposeurs d’un festin. Bref, un seul bouleversement déclenche une cascade de conséquences.

***

Le réchauffement climatique, la pollution, l’introduction d’espèces étrangères et la destruction des habitats ont déséquilibré notre monde. Bien malgré elle, la nature se transforme. Les conséquences sont graves – irréversibles, quand une espèce disparaît – mais les organismes ont plus d’un tour dans leur sac. Ils tâtonnent pour discerner l’équilibre des forces en présence. Le vivant parviendra dans bien des cas à s’adapter, à condition que notre espèce mette un terme à la spirale de destruction qu’elle alimente.

L’humanité, pour créer un monde durable, doit, elle aussi, trouver un nouvel équilibre. Répondre aux besoins de tous et toutes, sans abuser de ce que la nature offre. Il n’est pas trop tard pour renverser la vapeur. Comme l’écrit la chercheuse britannique Hannah Ritchie, autrice de Not the End of the World (2024), nous pouvons devenir les premières générations à « bâtir une planète durable » grâce à un usage intelligent de la technique. Pour nous aider à reprendre pied, inspirons-nous aussi des sociétés du passé, souvent plus en phase avec leur environnement.

Avec la chronique « Nouvel équilibre », je raconterai les histoires parfois tristes, parfois emplies d’espoir, d’un monde en pleine transformation. Sans verser dans l’optimisme naïf, je tenterai de montrer que, quand on prend un pas de recul, certains problèmes environnementaux apparaissent moins apocalyptiques. Et que, comme le kodiak qui adapte son régime à sa nouvelle réalité, nous pouvons découvrir des voies de passage, tant qu’on lève le nez pour regarder autour.

Alexis Riopel est journaliste pour Le Devoir et s’intéresse aux questions environnementales.

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Jro
1 année il y a

Notre ours devient végétarien!

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