Il n’y a pas si longtemps, la science se faisait aux dépens des communautés autochtones, menant à des abus parfois cruels. Aujourd’hui, le milieu universitaire a entamé un processus de réconciliation pour construire un avenir collaboratif. Morceaux choisis.

Suzy Basile, professeure à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Photo: UQAT
Pour Suzy Basile, le tournant s’est produit lorsqu’elle est tombée par hasard sur une photo de ses grands-parents dans une monographie à la bibliothèque. Ceux-ci n’avaient aucun souvenir de cette photo prise de dos, ni même qu’on leur ait demandé leur consentement. Pire : « on parlait des Atikamekw d’une manière qui ne correspondait pas du tout à la réalité », se souvient la professeure à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
Celle qui a été la première femme atikamekw à obtenir un doctorat a ainsi compris qu’elle avait un rôle à jouer pour mettre fin aux pratiques choquantes de la recherche scientifique. Aujourd’hui titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enjeux relatifs aux femmes autochtones, elle est bien placée pour savoir que la science peut aussi aider à passer outre ce passé, qui a miné les relations entre les institutions scientifiques occidentales et les peuples autochtones.
Sombre histoire
« Les peuples autochtones ont fait les frais de plusieurs disciplines, comme l’anthropologie ou la biologie », rappelle Suzy Basile. Ainsi, des enfants vivant dans des pensionnats ont servi de cobayes dans des recherches qui sont à l’origine du Guide alimentaire canadien ; de nombreux brevets de médicaments ont été obtenus grâce aux savoirs autochtones ; on a développé des vaccins et des méthodes de chirurgie aux dépens des peuples autochtones. « La liste est trop longue pour tout énumérer », dit la chercheuse en soupirant.
Il faudra attendre les années 1980 pour que ces pratiques retiennent l’attention du public. À cette période, un chercheur de l’Université de Colombie-Britannique avait prélevé des échantillons sanguins auprès de la communauté Nuu-chah-nulth pour mener des études sur la polyarthrite rhumatoïde. Jusque-là, rien de bien pernicieux. À son départ de l’Université, le chercheur emporte les échantillons avec lui dans d’autres laboratoires, les prêtant même à plusieurs collègues pour qu’ils mènent leurs propres recherches sur de tout autres sujets – sans en informer les participants et participantes. Lorsque la situation est découverte, elle cause un scandale. Le sang a finalement été détruit en 2013.
L’affaire provoque une onde de choc dans les communautés autochtones du pays. « Les gens se disaient “ça s’est peut-être passé chez nous !” » se souvient Suzy Basile. C’est ainsi que naissent divers protocoles pour encadrer ce type de recherche, dont le principe PCAP, pour « propriété, contrôle, accès et protection », qui stipule que les Autochtones sont propriétaires des données collectées lors d’études scientifiques.
La réconciliation au menu

Carole Lévesque, professeure titulaire au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique. Photo: Josée Lecompte
Aujourd’hui, de nombreuses initiatives œuvrent à réparer les pots cassés. « La recherche impliquant les peuples autochtones a beaucoup évolué ces dernières années, passant de la recherche sur les Autochtones à la recherche avec les Autochtones, jusqu’à la recherche contrôlée par les Autochtones », écrivait même Suzy Basile en 2012.
Carole Lévesque, professeure titulaire au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), constate elle aussi une transformation. « Nous sommes dans une ère de décolonisation des savoirs. Il importe de défaire les rouages des pratiques et des façons de penser qui, par le passé, ont mené à la stigmatisation, au rejet, à l’exclusion. »
Ce désir se manifeste notamment par la popularité grandissante de l’approche de coconstruction en recherche, qui implique de travailler en relation étroite avec les Autochtones dès les balbutiements d’un projet. « On doit se baser sur des relations qui se construisent à travers le temps, explique la chercheuse. On ne fait pas de la coconstruction simplement en s’asseyant avec une personne d’une autre culture ! » De fait, cette approche demande de s’interroger sur la posture qu’un chercheur ou une chercheuse adopte lors d’un processus de recherche. « Vous n’êtes pas seulement une personne issue du monde universitaire, vous êtes aussi une personne avec des expériences de vie. En contexte autochtone, ce que chaque personne est est aussi important que ses savoirs », ajoute-t-elle.

Donna Mergler, neurophysiologiste et professeure émérite au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. Photo: Nathalie St-Pierre
Donna Mergler, neurophysiologiste et professeure émérite au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), est elle aussi convaincue de l’importance de reconnaître que derrière le vernis universitaire se trouvent des humains « influencés par tout ce qui les entoure ». « Il faut remettre en question le fait que la science est neutre. Je préfère utiliser le mot “rigueur”, parce que l’objectivité n’existe pas. Dans les questions qu’on pose, l’analyse qu’on choisit, nous sommes humains. Mais une fois que l’hypothèse est posée, il faut être le plus rigoureux possible en apportant la réponse. »
Pionnière de la recherche participative, elle travaille avec la communauté anishinabek de Grassy Narrows, en Ontario, pour étudier les effets à long terme d’un empoisonnement au mercure causé par des déversements d’une usine de pâtes et papiers dans les cours d’eau. Selon elle, les idées préconçues et les préjugés ayant servi à justifier les violences passées sont encore présents aujourd’hui et peuvent venir teinter les interactions, même dans un contexte scientifique. « Il faut se souvenir à tout moment que les Autochtones sont dans un contexte de colonisation », souligne-t-elle.
Tenir compte de tous les savoirs
« L’UQAT reconnaît que les savoirs autochtones sont tout aussi importants que les savoirs scientifiques », soulignait le recteur de l’Université, Vincent Rousson, par voie de communiqué fin 2023, annonçant par la même occasion que toute la population étudiante de l’établissement recevrait une formation sur les perspectives autochtones d’ici 2026.
Cette déclaration illustre un élément important de la réconciliation : l’importance de respecter les savoirs autochtones. « Il existe encore une propension à prendre les savoirs scientifiques plus au sérieux, constate Suzy Basile. Il reste beaucoup de travail à faire. » Elle remarque que certaines recherches prétendent valider les connaissances autochtones, ce qui sous-entend que ces dernières sont moins fiables.
« Les savoirs ne sont pas que des informations, explique Carole Lévesque. Ils renvoient aussi à des habiletés, à des manières d’interagir, à des formes de socialisation, d’apprentissage. » Plutôt que de faire des comparaisons, elle invite plutôt à considérer toutes les options avec l’esprit ouvert : « Quelles sont les réalités que l’on souhaite décrire ? Quels sont les savoirs les plus aptes à décrire une situation ? » Tel un graphique à bandes ou un diagramme circulaire, les deux approches ont des avantages et des inconvénients selon la situation. Il importe surtout de reconnaître leur pertinence respective.
« Avant, on voyait les biologistes arriver en hélicoptère, prendre des échantillons de moustiques et repartir, illustre Suzy Basile. Le gardien de territoire était le dernier informé. Son savoir n’était pas pris en considération. Maintenant, ce serait malvenu de ne pas l’inclure. »
« La reconnaissance et la réciprocité sont les moteurs à partir desquels je travaille », résume Carole Lévesque, qui est aussi cofondatrice du Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones (DIALOG), basé à l’INRS.
En route vers la décolonisation
Malgré les embûches, le progrès vers la réconciliation est tangible, constate la Crie Janet Mark, qui travaille à l’UQAT. Elle est conseillère stratégique à la réconciliation et à l’éducation autochtone du service Mamawi Mikimodan, qui signifie « faire ensemble » en anishnaabemowin, depuis sa fondation en 2021. « Au sein de l’Université, c’est sûr qu’il y a des gens qui ne font que commencer leur travail de réflexion, observe-t-elle. L’important est de mettre le temps et l’énergie pour apprendre. Il faut aussi une volonté institutionnelle. » Selon elle, l’UQAT a montré un désir sincère de s’engager dans ce travail.
D’ailleurs, depuis quelques années, les annonces liées à ce processus se multiplient : dévoilement d’un principe de reconnaissance territoriale, ajout d’un jour férié pour la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation, développement d’un coffre à outils pour « mettre en valeur les savoirs et les réalités autochtones », création d’un espace extérieur « d’enseignement, de partage et de réconciliation ». Toutes ces mesures s’inscrivent dans un plan d’action lancé en 2019.
Ce n’est que le début : Janet Mark, en collaboration avec le décanat aux études, travaille à la refonte d’outils utilisés par l’UQAT, depuis le développement de programmes jusqu’à l’évaluation de cours, pour y ajouter des questions incitant à réfléchir aux préoccupations autochtones. « Est-ce que des contenus en lien avec les cultures autochtones ont été abordés lors du cours ? Quels sont vos besoins d’apprentissage ? » sera-t-il désormais demandé aux étudiants et étudiantes. En cas de création de programmes, une case sera ajoutée pour indiquer si le projet a pour origine un appel à l’action issu de l’une des commissions d’enquête liées aux Autochtones. « On ne fait pas que du travail en surface : on change les systèmes, on fait les choses autrement, souligne Janet Mark. C’est ça, la décolonisation. »
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