Comment les champs de la linguistique, de la communication et de l’éthique peuvent-ils contribuer à rétablir le dialogue dans l’espace public ?
Discours de haine, polarisation, insultes… Les réseaux sociaux amplifient les tensions au sein de la population. Pour mieux comprendre ce qui altère le dialogue et, du même coup, le lien social, trois spécialistes de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) se penchent sur la question depuis trois perspectives, mais non sans résonances.
Geneviève Bernard Barbeau, professeure au Département de lettres et communication sociale, s’intéresse à la part langagière du conflit social. « Parler, c’est une action. Cet acte, en apparence très banal, peut être moteur de construction, mais aussi de destruction du lien social. » Pour la titulaire de la Chaire de recherche UQTR junior sur le discours et la construction du lien social, le fossé ténu entre discours et actes est parfois vite franchi, ce qui risque de provoquer violence et malfaisance.
Pour que le dialogue puisse édifier plutôt que détruire, Jo Mulamba Katambwe, professeur-chercheur au Département de lettres et communication sociale, soutient toutefois qu’il est vain de « chercher à éliminer les rapports de force [au sein de la discussion], parce que ce qui fait la communication, ce sont justement des rapports de pouvoir. Ceux-ci existent parce que les participants sont déterminés par les spécificités intrinsèques à leur identité ».
Reconnaître les différences
À la place, il faut accepter dès le départ l’existence d’asymétries entre les parties, et même leur nécessité. On doit « admettre d’emblée la divergence et la diversité d’opinions, mais aussi les reconnaître, les affirmer et les respecter, ainsi que reconnaître l’autre comme utile à ce que nous faisons ensemble, peu importe nos différences. Cette posture mène inévitablement à unir et à rassembler les différences, de façon à s’élever vers un point de vue global ». Sinon, on demeure constamment « dans des luttes, où chacun tente avant tout de faire reconnaître son identité, ce qui le définit », ajoute le chercheur.
C’est cette perspective qu’il applique dans son travail en cours sur les Conférences des parties (COP) des Nations unies sur les changements climatiques. En analysant la façon dont les États membres dialoguent, il étudie ce qui a une influence sur nos actions face aux changements climatiques. « Je cherche à comprendre la façon dont les participants s’arrangent pour faire avancer – ou pas – la situation, à partir de leur façon de communiquer. » Il aspire ainsi à distinguer ce qui permet des avancées de ce qui les bloque.
L’empathie à bon escient
Reconnaître les divergences, « ça implique simplement le respect de l’autre », affirme Naïma Hamrouni, professeure d’éthique appliquée, de philosophie politique et féministe au Département de philosophie et des arts. Celle qui étudie différentes formes d’empathie observe que ce terme est galvaudé. « On s’imagine qu’être empathique, c’est être d’accord – voire souffrir – avec l’autre. Or, l’empathie ne requiert pas d’adhérer à la posture de l’autre, mais plutôt de le considérer comme un égal, aussi différent soit-il, explique-t-elle. C’est incontournable si on espère réparer le lien social qui s’effrite dans les conditions de polarisation des dernières années. »
Avec Véronique Pronovost, doctorante en sociologie et en études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui travaille sur le mouvement antiavortement aux États-Unis et au Québec, Naïma Hamrouni s’intéresse à l’empathie critique envers les personnes avec qui on est en désaccord. Autrement dit, apprendre à reconnaître les émotions suscitées par un débat, prendre une distance critique par rapport à elles et mesurer leur effet sur nos interprétations, nos jugements et nos conclusions. Une démarche qu’elle croit porteuse « pour réfléchir plus largement au rôle de l’empathie dans le débat public ».
À l’opposé du spectre, Geneviève Bernard Barbeau s’est penchée sur le mépris, une attitude moins étudiée que les affrontements plus directs, comme les insultes ou les menaces.
Dans une conversation, le fait de dévaluer l’autre est particulièrement destructeur. Selon elle, « l’absence de reconnaissance d’autrui se retrouve dans les dynamiques de violence verbale et de dénigrement. Une absence de reconnaissance qui se répercute sur le lien social. Cela dit, en travaillant sur la destruction [du lien social], forcément, on identifie aussi ce qui le construit ».
Les affects en jeu
De plus, « il y a une dimension affective qui peut expliquer la véhémence de propos, notamment sur les réseaux sociaux, entourant des questions de société délicates, affirme Naïma Hamrouni. La qualité du dialogue ne dépend pas seulement de notre capacité à contrer l’ignorance. Une bonne partie des résistances comporte une dimension affective importante ».
La titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe sur la vulnérabilité et les injustices structurelles estime que, « bien souvent, les gens ne se laissent pas convaincre seulement par la qualité rationnelle d’un argumentaire, mais aussi par la résonance du propos avec leurs affects ». S’intéresser aux affects nous invite à ne pas nous refermer sur notre position, notre identité ». Et à « Désapprendre notre ignorance », ainsi qu’elle titre son essai publié en 2024 dans le recueil Ce que savoir veut dire.
En tant que membre du Groupe de recherche autour des discours de haine (groupe Draine), Geneviève Bernard Barbeau s’attarde à la haine verbale, à son fonctionnement et à ses effets, mais aussi aux contre-discours et aux discours alternatifs qui peuvent y apporter une réponse. Mais pour que les idées atteignent les gens non initiés, encore faut-il « sortir des murs de l’université », avance-t-elle. La chercheuse a ainsi vulgarisé des notions clés en collaborant à l’ouvrage Discours de haine et de radicalisation. Chose certaine, le dialogue est un art complexe. Et si les mots sont « des pistolets chargés », comme le disait Jean-Paul Sartre, ils ont aussi la capacité de panser des plaies.