Julie Ruiz n’est pas du genre à rester isolée dans sa tour d’ivoire. Son but : faire en sorte que les agriculteurs et agricultrices s’approprient les enjeux environnementaux et intègrent durablement des pratiques agroenvironnementales. Le tout, en comprenant mieux les dynamiques qui sous-tendent le changement, sur le terrain.
Pour encourager des pratiques agricoles plus durables, on croit souvent qu’il suffit de soutenir financièrement les producteurs et productrices. La simple présence d’incitatifs économiques lèverait comme par magie les freins à la mise en place de cultures de couverture (qui protègent les sols) ou à l’implantation de bandes riveraines végétalisées. Or, dans la réalité, l’argent exerce avant tout son pouvoir dans les phases tardives du long processus de changement d’habitudes des agriculteurs et agricultrices. Même chose pour le conseil agricole.
« Les programmes gouvernementaux participent à créer un contexte rassurant au début de la démarche, alors que les discours sont chargés en émotions. Mais les personnes sont alors encore loin de les utiliser », constate Julie Ruiz, professeure au Département des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Avec son équipe du Laboratoire d’analyse sociale de la réhabilitation environnementale, elle a décrit les dimensions affective, cognitive et comportementale de changement vers l’intégration de pratiques agroenvironnementales. Au total, sept étapes ont été identifiées.
Pour arriver à ce constat, Aurélie Dumont, étudiante au doctorat dans le laboratoire, a suivi entre 2015 et 2021 une cohorte de 20 agriculteurs et agricultrices autour du bassin versant de la rivière L’Acadie, en Montérégie. Cette zone se caractérise par une agriculture intensive où les grandes cultures, comme le maïs-grain et le soja, sont omniprésentes. « Nous avons ensuite validé les résultats de ces six années de recherche auprès d’une quarantaine de producteurs et productrices qui bordent le lac Saint-Pierre », précise la chercheuse.
Réussira ou pas ?

Julie Ruiz. Photo: Laboratoire SOCLE, UQTR
Ces travaux identifient les principaux écueils qui guettent l’engagement pour une agriculture durable, et ce, dès l’ambivalence des débuts. « On adopte de nouvelles pratiques lorsqu’on réalise qu’il y a un problème avec sa terre, par exemple en matière de qualité des sols », indique Julie Ruiz. À ce stade, la colonne des « pour » pèse moins que celle des « contre ». « Beaucoup vont faire des essais sur une seule année avant d’abandonner. On sait pourtant que les cultures de couverture peuvent prendre trois années avant que les bénéfices deviennent visibles. »
En tout, douze différentes trajectoires de changement de pratiques émergent. Cela met en lumière l’hétérogénéité des situations spécifiques à chaque producteur et productrice agricole. « Les systèmes de culture, les objectifs familiaux, l’histoire de la ferme et l’environnement immédiat sont autant de variables différentes qui pèsent dans la balance », énumère Julie Ruiz. La nature des aménagements envisagés sur sa terre importe aussi.
Les données récoltées auprès de la communauté agricole du littoral du lac Saint-Pierre confirment la solidité de cette conceptualisation des processus d’adoption de pratiques agroenvironnementales. « Nous avons été capables de placer chaque producteur et productrice dans l’un ou l’autre des sept stades identifiés », précise-t-elle. Résultat : environ la moitié est ouverte aux changements, tandis que l’autre moitié fait preuve d’une certaine résistance.
Tous ces constats alimentent une réflexion plus large sur la nature des politiques publiques censées paver la voie à l’agriculture durable. Par exemple, la durée des programmes gouvernementaux est-elle réellement adaptée à la réalité des producteurs et productrices, qui peuvent prendre des années à passer d’un stade de changement à un autre ? Qu’en est-il des stades précoces de changement, où les enjeux sont peu d’ordre économique, voire pas du tout ?
Percolation de la connaissance
Heureusement, les fonctionnaires et autres membres de la sphère politique qui élaborent ces interventions étatiques sont à l’écoute. « Nous avons présenté nos résultats aux gens du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation ainsi qu’aux agronomes chargés de conseiller les agriculteurs et agricultrices », raconte Julie Ruiz, pour qui un tel transfert de connaissances va de soi « lorsqu’on travaille sur des enjeux contemporains ».
Ce passage des savoirs scientifiques au monde social constitue une préoccupation de longue date pour celle qui en fait un objet de recherche à part entière. « Les scientifiques formés en recherche appliquée font plus de transfert de connaissances que ceux qui le sont en recherche fondamentale », explique celle qui s’implique notamment dans l’Observatoire des régions centrales, un organisme frontière. « Le poids de la formation initiale est déterminant. »