Depuis le lancement de ChatGPT en 2022, l’intelligence artificielle déferle dans toutes les sphères de nos vies, et nos milieux de travail n’y font pas exception. Assiste-t-on à une vague de fond qui va révolutionner de manière durable l’organisation du travail ? Et doit-on appréhender le ressac ?
Traduire un document, améliorer un courriel, générer un rapport ou le résumé d’une réunion, remplir un formulaire… Selon un récent sondage de KPMG, près de la moitié des Canadiens et Canadiennes utilisent désormais l’intelligence artificielle (IA) dans leur travail, contre seulement 22 % en 2023.
De plus, en 2024, 6,1 % des entreprises canadiennes déclaraient avoir utilisé l’IA pour produire des biens ou des services, selon Statistique Canada. Cependant, ces données pourraient ne pas être représentatives de l’infiltration de l’IA dans les milieux de travail. Un document de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA) note une « difficulté à bien capter et mesurer le déploiement de l’IA ».
Quoi qu’il en soit, la mutation est enclenchée. Et elle est porteuse de promesses : plusieurs voient en l’IA la possibilité de libérer les travailleurs et travailleuses de certaines tâches répétitives et d’accroître la productivité des organisations.
Mais ChatGPT, Copilot et Fathom allègent-ils forcément la charge de travail ? Rendent-ils les entreprises plus performantes ? Pas si vite, souligne Guillaume Desjardins, professeur au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais (UQO). « L’IA ne sera pas la grosse révolution à laquelle les gens s’attendent, précise-t-il. Les entreprises ne peuvent pas simplement l’intégrer et espérer en tirer des bénéfices. Comme n’importe quel outil, l’IA doit être utilisée à bon escient et en toute connaissance de ses limites pour se révéler efficace. »
Ce spécialiste de la psychologie organisationnelle a cosigné fin 2024 un article dans la revue universitaire Ad Machina, dans lequel il déboulonne quelques mythes associés à l’intégration de l’IA dans les milieux de travail.
Selon lui, dans beaucoup d’entreprises où la bureaucratie est lourdement implantée, l’arrivée de l’IA n’entraînera pas de réels gains d’efficacité. Il met en cause la stupidité organisationnelle, un concept défini comme l’absence de réflexivité et de raisonnement au sein des entreprises. « La nature des interactions humaines dans une organisation est nécessairement imparfaite, voire inefficiente, et ne pourra être compensée par l’utilisation d’un outil technologique », lit-on.

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Ensemble face à la vague
Julie M.É. Garneau s’intéresse particulièrement au secteur de l’aéronautique et à la relation humain-machine dans le processus de production. Elle est persuadée qu’on peut augmenter la productivité des entreprises tout en améliorant la qualité des emplois, à condition d’instaurer de bonnes structures de gouvernance. « Ce qu’on voit dans nos études, dit-elle, c’est que les entreprises seules ont beaucoup de difficultés à entreprendre ce virage technologique. »
À ce titre, les comités sectoriels de main-d’œuvre, qui rassemblent des membres des parties patronale et syndicale d’un même secteur d’activité, sont intéressants pour négocier et encadrer le déploiement de l’IA. Dans l’industrie aéronautique, les entreprises sont toutes liées : « L’une fabrique le train d’atterrissage, l’autre fait les ailes, une troisième s’occupe des bancs, du cockpit… » Elles ont donc tout intérêt à collaborer, notamment pour former une main-d’œuvre qualifiée, selon la chercheuse. Si un secteur se concerte pour adopter une nouvelle technologie, les écoles pourront s’y arrimer pour former des personnes sur ces nouveaux outils.
Vers une polarisation du travail ?
« La question à se poser, c’est quel genre de tâches sont remplacées ? » indique de son côté Mélanie Trottier, chercheuse au Département d’organisation et de ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Si on remplace seulement les tâches répétitives ou plus simples – celles qui nous offrent un répit mental –, il y a un risque que l’arrivée de l’IA intensifie notre charge de travail », avertit-elle. Cette forme de paradoxe n’est pas le seul écueil. Si l’intégration de l’IA peut diminuer les tâches ennuyeuses, elle peut aussi diminuer du même coup l’autonomie et la capacité du personnel à prendre des décisions, deux aspects essentiels au bien-être au travail.
C’est aussi ce qu’entrevoit Julie M.É. Garneau, professeure au Département de relations industrielles de l’UQO. Dans ses travaux, cette spécialiste des relations de travail définit la qualité d’un emploi comme la combinaison de trois facteurs : les risques auxquels fait face la personne employée (physiques, psychologiques, sociaux, financiers), l’autonomie qui lui est accordée (pour prendre des décisions, gérer son temps et sa charge de travail) et le sens que la personne donne à son travail (la possibilité de s’épanouir en étant capable d’exprimer ses préoccupations, de participer à la prise de décision et de développer des compétences).
C’est à travers cette lorgnette à trois dimensions que Mme Garneau analyse les conséquences de l’intégration du numérique et de l’IA sur la qualité des emplois. L’effet (positif, négatif ou souvent entre les deux) dépend des technologies adoptées, du contexte d’implantation et de la gouvernance.
Un rapport de l’Institut du Québec publié au début de l’année 2025 estimait à 810 000 le nombre de personnes occupant un emploi menacé par l’automatisation et l’IA, soit 18 % de la main-d’œuvre totale. Mais ce que Julie M.É. Garneau considère comme un risque plus imminent que la suppression de postes, c’est une accentuation de la « polarisation » du marché du travail, c’est-à-dire la création d’emplois hautement qualifiés (et bien rémunérés) et d’emplois moins qualifiés et moins valorisants – et une dégradation des autres emplois.
Des cerveaux pour l’informatique de demain
On ne sait pas quand l’ordinateur quantique performant verra le jour, mais une chose est sûre : il faut s’y préparer. Utiliser une telle machine, qui effectue ses calculs en tirant profit des propriétés quantiques, n’est pas intuitif. « C’est un paradigme fondamentalement différent, une nouvelle façon de réfléchir et d’appréhender les problèmes », souligne Olivier Landon-Cardinal, professeur enseignant à l’École de technologie supérieure (ÉTS). C’est pourquoi l’établissement propose une formation dans le domaine, en s’appuyant sur les ordinateurs quantiques de recherche disponibles au Québec : MonarQ, de Calcul Québec, ou encore IBM Quantum System One à Bromont – des sortes de prototypes qui ne servent pas à encore résoudre des problèmes, mais qui permettent de se former. « Les prochaines découvertes vont résulter de l’exploration : on ne veut pas dire aux étudiants et étudiantes quoi faire ni brider leur imagination. On leur donne un bagage théorique ; on les laisse mener cette exploration », explique l’enseignant, dont le programme accueille une cinquantaine de recrues par session.
Gestionnaires artificiels
Autre dimension qui intéresse la chercheuse : l’irruption de l’IA dans la direction des organisations, dans la gestion des pauses, des horaires… Les risques que l’IA soit utilisée pour restreindre l’autonomie des travailleurs et travailleuses « sont quand même très grands », avertit-elle.
Mircea Vultur, professeur de sociologie à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), s’intéresse particulièrement à la gestion algorithmique, qu’il définit comme « l’introduction d’algorithmes pour améliorer la gestion du milieu du travail, la surveillance des travailleurs et l’évaluation du rendement ». Ce mode de fonctionnement, associé aux plateformes comme Uber, se diffuse dans d’autres milieux de travail. On se sert de plus en plus d’algorithmes pour « sélectionner le personnel, assigner les tâches et les horaires, imposer des mesures disciplinaires », dit-il.
Selon lui, l’IA a un impact général positif sur la performance du personnel et des entreprises, parce qu’elle réduit les tâches fastidieuses et les risques d’erreur. Mais elle peut mener à une surveillance « exagérée » de la main-d’œuvre. Les entreprises doivent d’ailleurs en user avec parcimonie, recommande M. Vultur, pour ne pas éroder la confiance de leur personnel.
Et puisque cet encadrement est exercé par un mécanisme impersonnel, les décisions sont perçues comme « sans appel ». Or, il faut qu’il y ait une responsabilisation humaine pour les décisions qui sont prises par des algorithmes, rappelle M. Vultur.
Chose certaine, « il ne faut pas mettre sur les épaules des employés la responsabilité de s’adapter », dit Mélanie Trottier. Selon elle, les travailleurs et les travailleuses doivent être consultés en amont de l’implantation de l’IA dans le milieu de travail, et doivent pouvoir exprimer leurs préférences et leurs préoccupations. « On peut collectivement décider de préserver un aspect du travail qui est satisfaisant, qui donne un sens. »
À ce titre, Mircea Vultur salue la réflexion collective entamée par le Conseil de l’innovation du Québec, qui recommandait, dans un rapport publié au printemps 2024, de moderniser les lois du travail. Et le sociologue voit d’un bon œil que les clauses technologiques encadrant l’usage de l’IA commencent à faire leur place dans les conventions collectives de la province.
Même si elle estime quant à elle que la recherche est toujours un peu à la traîne par rapport aux avancées technologiques, Julie M.É. Garneau croit fermement qu’« il est important d’aller voir sur le terrain comment ça se passe ». C’est ce qui permettra de nuancer les discours utopiques, « qui croient que la technologie va tout sauver », et les prévisions alarmistes, « qui disent que ce sera la fin du travail ».
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