Campagne de vaccination aux États-Unis en décembre 2020. Photo: Wikimedia Commons
Le gouvernement québécois a annoncé en conférence de presse qu’il reportait l’administration de la deuxième dose du vaccin à 90 jours pour vacciner le plus de personnes possible.
Pourquoi le Québec étend-il le délai d’administration de la 2e dose du vaccin?
Les fabricants des deux vaccins actuellement sur le marché recommandent d’administrer la deuxième dose du vaccin 21 jours (pour celui de Pfizer-BioNTech) et 28 jours (pour celui de Moderna) après avoir reçu la première.
Cependant, toute la planète s’arrache ces deux précieux vaccins. L’approvisionnement est donc ralenti au Canada comme dans plusieurs pays. Dans ce contexte de pénurie, le Québec a décidé de reporter l’administration de la 2e dose jusqu’à 90 jours après la première (consulter l’avis du Comité sur l’immunisation du Québec). La province utilisera ainsi toutes les doses reçues afin de protéger un maximum de personnes avec une seule dose, en espérant reconstituer les stocks au plus vite. Cette stratégie adoptée par plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, soulève des débats dans la communauté scientifique.
«La deuxième dose pourra être donnée plus tard lorsqu’on aura suffisamment d’approvisionnement», assure le Dr Gaston De Serres de l’Institut national de la santé publique (INSPQ). «On est dans une situation où cela prendra des mois avant que le nombre d’infections diminue. Il est donc essentiel de couvrir le plus rapidement possible une grande partie de la population à haut risque», insiste-t-il.
Dans un scénario idéal, les vaccins devraient être administrés dans les délais qui ont fait l’objet de recherches cliniques, mais comme le mentionne Stephen Evans, un professeur en pharmacoépidémiologie dans le British Medical Journal, «nous savons que la vaccination de la moitié seulement d’une population vulnérable entraînera une augmentation notable des cas de COVID-19, avec tout ce que cela implique, y compris des décès. Lorsque les ressources sont limitées [les doses de vaccins disponibles], il est démontré que la vaccination d’un plus grand nombre de personnes avec une efficacité potentiellement moindre est meilleure que la vaccination d’une moitié seulement ».
Cependant, la Dre Catherine Hankins, professeure de santé publique et santé des populations à l’Université McGill et coprésidente du Groupe de travail sur l’immunité face à la COVID-19 du Canada, estime qu’attendre 90 jours est trop long. «Nous n’avons pas de données pour pouvoir dire que c’est efficace. Voilà le problème. C’est possible que tout aille parfaitement bien avec cet intervalle, mais les vaccins à ARN sont une plateforme que nous ne connaissons pas.»
Elle rappelle que nous possédons les preuves scientifiques que ces vaccins sont efficaces pour protéger contre le virus, mais que l’on ignore encore jusqu’à quel point une seule dose protège en attendant de recevoir la deuxième. Lors des essais de phase 3 de Pfizer, il a été rapporté dans The New England Journal of Medicine une efficacité de 52% après la première dose et de 95% après la seconde. Cependant, les participants à l’essai ayant rapidement reçu leur seconde injection, on ne sait pas si l’immunité conférée après la première dose persiste dans le temps.
Catherine Hankins n’est pas la seule à avoir des réticences face à ce calendrier de vaccination. Dans une lettre d’opinion publiée dans The Globe and Mail, trois chercheurs, qui font également partie du Groupe de travail sur l’immunité face à la COVID-19, s’inquiètent de ce report et soulignent que «modifier le protocole sans aucune preuve à l’appui ni approbation réglementaire constitue une expérience sur des sujets humains et nécessite donc un consentement éclairé.»
Que recommandent les autorités sanitaires sur le délai d’administration de la 2e dose?
Constatant que plusieurs pays sont aux prises avec un problème d’approvisionnement et un nombre grandissant d’infections de COVID-19, l’Organisation mondiale de la santé a concédé une extension de l’intervalle entre les deux doses. L’organisme recommande de ne pas dépasser 42 jours (6 semaines) d’écart sur la base des données d’essais cliniques actuellement disponibles dans lesquels les participants ont reçu la deuxième dose entre 19 à 42 jours.
Au Canada, le Comité consultatif national de l’immunisation indique aussi dans ses recommandations qu’il est préférable de ne pas dépasser 42 jours après l’administration de la première dose.
Pourquoi la deuxième dose est-elle nécessaire?
La Dre Margaret Hamburg, qui a consacré la majeure partie de sa carrière à la Food and Drug Administration, aux États-Unis, expliquait dans une conférence sur les vaccins en décembre dernier que la deuxième dose fait vraiment la différence. «Si vous recevez un vaccin qui nécessite deux doses, c’est parce que vous avez besoin de ce coup de pouce pour augmenter le niveau de réponse immunitaire face au vaccin.»
Mais, selon le médecin Gaston De Serres, la première dose offre déjà une bonne protection, à condition de mesurer l’efficacité vaccinale à partir du moment où la protection «embarque» chez la personne vaccinée. «En voyant les chiffres de Pfizer de 52% après la première dose, ça ne semble pas encourageant, mais la réalité est très différente, car Pfizer a calculé son efficacité à partir de la première journée où les gens reçoivent le vaccin. Mais cela prend au moins 2 semaines avant d’obtenir une protection contre le virus.» L’INSPQ a donc mesuré l’efficacité du vaccin avec les données de l’essai de Pfizer 14 jours après la première dose, afin de laisser au système immunitaire le temps de s’activer. Résultat: «Le vaccin offre une protection de 92%. C’est ce résultat qui nous a amenés à donner la première dose au plus grand nombre de personnes à risque», explique-t-il.
Le Québec n’est pas le seul à avoir fait ce type de calcul. Le Royaume-Uni, qui a aussi décidé d’espacer les deux doses de 12 semaines, se base également sur cette méthode. Dans une analyse publiée dans le British Medical Journal, cependant, la compagnie Pfizer «a déclaré qu’elle n’a aucune preuve que la protection dure au-delà des 21 jours.»
Gaston De Serres en est bien conscient, il n’y a aucune garantie sur la durée de protection de la première dose. Ni de la seconde d’ailleurs. «On n’a pas de données qui nous permettent de dire que la protection pourrait durer 4 semaines, 6 mois, 1 an. Par contre, on sait que notre système immunitaire est là pour se souvenir et nous protéger contre les agressions futures et qu’il n’oubliera pas au bout de 3 semaines. Ça serait surprenant qu’après avoir reçu la première dose du vaccin, la protection s’écroule rapidement». Ce sera donc important de mesurer l’efficacité du vaccin après une dose et de suivre l’évolution de cette protection.
Quels sont les risques potentiels?
Des experts, comme le virologue américain Paul Bieniasz, craignent que cet intervalle allongé entre les doses soit un terrain propice pour l’émergence de nouveaux mutants du virus chez des individus dont l’immunité est partielle. C’est d’ailleurs la préoccupation des auteurs d’une correspondance publiée dans The New England Journal of Medicine, qui exposent le cas d’un homme immunodéprimé atteint de la COVID-19. L’analyse phylogénétique a démontré une «infection persistante et une évolution virale accélérée.»
Pour Samuel Alizon, spécialiste de l’évolution des virus et directeur Directeur de l’équipe Évolution théorique et expérimentale du CNRS en France, il y a pour l’instant «trop d’inconnues sur les modes d’action des vaccins (bloquent-t-ils la transmission ou juste les symptômes?) et les risques de mutation» pour savoir si les risques d’émergence de nouveaux variants seraient accrus en retardant la deuxième injection. Le problème, dit-il, c’est que chez des personnes « à moitié immunisées », certaines infections pourraient durer plusieurs semaines, « et les virus causant ces infections vont subir une pression de sélection plus forte que la moyenne, car ces personnes sont quand même un peu vaccinées. À l’inverse, si une personne est vaccinée à 100 %, avec les deux doses, le virus pourrait ne même pas entrer dans ses cellules. Mais ce qui complique le tableau, c’est qu’en vaccinant avec une dose vous pouvez vacciner 2 fois plus de monde, donc fortement diminuer le nombre d’infections causées, voire contrôler l’épidémie ». Une fois encore, des décisions doivent malheureusement se prendre rapidement, sans avoir l’ensemble des preuves scientifiques à disposition.