Les bactériophages sont des virus, qui ne s’attaquent qu’aux bactéries et qui sont inoffensifs pour les cellules humaines. Ils ont déjà éliminé avec succès des infections bactériennes chez l’humain, mais ce type de traitement est encore peu utilisé dans les hôpitaux. Illustration: Shutterstock
Les bactériophages, un espoir contre les bactéries résistantes aux antibiotiques?
En novembre 2015, Thomas Patterson et sa conjointe, Steffanie Strathdee, réalisent leur rêve : découvrir l’Égypte et explorer les pyramides. Mais, là-bas, leur aventure tourne au cauchemar. Thomas tombe gravement malade et est hospitalisé d’urgence pour un pseudokyste pancréatique, une poche de fluide qui s’est formée près de son pancréas.
« J’étais terrifié par le fait d’être dans un pays étranger, avec une maîtrise limitée de la langue, et un personnel soignant qui ne parlait pas anglais », raconte-t-il en entrevue avec Québec Science. Après l’intervention chirurgicale, son état se détériore : il est alors transféré en Allemagne puis à San Diego, aux États-Unis, où le couple réside. Le verdict tombe : il a contracté une bactérie coriace, Acinetobacter baumannii, dont l’origine demeure incertaine. Elle infecte désormais son abdomen et son sang, et elle se multiplie rapidement.
« Peu de temps après, je suis tombé dans le coma », raconte-t-il. Touchés par l’infection, ses organes – rein, foie, pancréas – lâchent les uns après les autres.
Steffanie Strathdee, qui a grandi à Toronto et qui travaille comme épidémiologiste en maladies infectieuses à l’Université de Californie à San Diego, assiste impuissante à l’agonie de son mari. Les médecins lui annoncent qu’il n’y a plus rien à faire. La « superbactérie » résiste à tous les antibiotiques disponibles, même ceux de dernier recours. Mais, en plongeant dans la littérature scientifique, Steffanie Strathdee se raccroche à un ultime espoir : les bactériophages.
Ces virus, qui ne s’attaquent qu’aux bactéries et sont inoffensifs pour les cellules humaines, ont déjà éliminé avec succès des infections bactériennes – brûlures, ulcères et plaies infectées – chez certains malades, notamment en Géorgie, un petit pays du Caucase. Mais cette thérapie n’a encore jamais été utilisée aux États-Unis. Pourrait-elle sauver son mari ?
En peu de temps, elle rallie des partenaires à l’Université A&M, au Texas, et à la US Navy. La marine américaine a déjà eu affaire à Acinetobacter baumannii, surnommée Iraqibacter, car celle-ci a infecté plusieurs militaires déployés en Irak et en Afghanistan. Ensemble, ces spécialistes déterminent précisément la souche bactérienne en cause et dénichent des bactériophages pouvant la contrecarrer.
L’histoire se termine bien : Thomas Patterson reçoit trois doses de bactériophages par voie intraveineuse… et il survit. Le couple raconte son expérience dans le livre The Perfect Predator, paru en 2019, pour sensibiliser la population au potentiel méconnu de la thérapie par les bactériophages, ou plus simplement les « phages ».
L’histoire de Thomas Patterson reste anecdotique. Mais, selon une analyse publiée en septembre 2024 dans The Lancet, on estime qu’entre 2025 et 2050, 39 millions de personnes pourraient mourir d’une infection causée par une bactérie résistante aux antibiotiques, soit une personne toutes les 20 secondes.
Face à la menace grandissante, l’intérêt pour les phages prend de l’ampleur, comme en atteste le registre des essais cliniques menés aux États-Unis, ClinicalTrials.gov. Entre 2000 et 2015, seuls 7 essais cliniques avec des phages étaient répertoriés ; ce nombre est passé à 45 pour la seule année 2023.

Photo : Science History Images/Alamy Stock Photo
À l’infini, ou presque
Les bactériophages pullulent autour de nous et sont les organismes les plus abondants sur la planète : on les trouve dans le sol, l’eau, l’air et à l’intérieur du corps humain. On estime qu’il y a environ un milliard de milliards de bactériophages pour chaque grain de sable sur la planète. « En général, les bactériophages sont dix fois plus nombreux que les bactéries, sauf dans l’intestin, où leurs populations sont équivalentes », indique Corinne Maurice, professeure au Département de microbiologie et d’immunologie de l’Université McGill.
Le retour d’un vieux remède
La thérapie phagique n’a pourtant rien de nouveau. Les bactériophages ont été découverts au début du 20e siècle par deux scientifiques : l’Anglais Frederick William Twort et le Français Félix d’Hérelle. Même sans microscope assez puissant pour les observer, le microbiologiste amateur français – qui a émigré au Québec – comprend que ces virus s’attaquent aux bactéries. En 1919, Félix d’Hérelle teste avec succès les phages chez un garçon de 11 ans souffrant de dysenterie, une maladie causée par la bactérie Shigella. La thérapie par les phages venait d’émerger.
On l’a ensuite utilisée pour traiter la peste en Égypte et le choléra en Inde. Pendant la Première Guerre mondiale, les Russes ont soigné leurs soldats malades avec des bactériophages. Les pays du bloc soviétique ont continué à employer ce traitement contre les maladies infectieuses (jusqu’à aujourd’hui). Mais l’intérêt a brusquement décliné dans le reste de l’Europe et en Amérique du Nord avec la découverte de la pénicilline en 1928 et l’essor des antibiotiques, plus faciles à produire et à administrer que des virus.
Thomas Patterson, qui a travaillé en tant que sociobiologiste évolutionniste à l’Université de Californie à San Diego, est devenu un ardent défenseur de la thérapie phagique. « Nous voyons souvent les virus d’un mauvais œil. Mais il y en a aussi de bons. En cette ère de bactéries multirésistantes, la thérapie par les phages sera essentielle pour traiter des infections que les antibiotiques traditionnels ne parviennent plus à soigner », souligne-t-il. Il estime que, si la thérapie phagique lui avait été administrée dès son hospitalisation, il ne serait pas resté neuf mois aux soins intensifs.
Timides essais
Aux États-Unis comme au Canada, la thérapie par les phages demeure à ce jour un traitement expérimental nécessitant une autorisation des organismes réglementaires. On la réserve à un usage « compassionnel » – autrement dit, aux cas désespérés. Son utilisation à grande échelle pose encore des défis, dont la difficulté de standardiser les doses. Contrairement aux antibiotiques, les bactériophages se multiplient dans l’organisme une fois qu’ils sont administrés, ce qui rend leur dosage plus complexe.
Malgré les obstacles, plusieurs essais cliniques en cours ciblent les infections chroniques : maladies pulmonaires chez les personnes atteintes de fibrose kystique, ulcères cutanés, atteintes gastro-intestinales, etc. La thérapie phagique fait timidement son entrée dans certains établissements, à l’instar d’un hôpital de Lyon, en France, où 33 malades ont été traités en 2022 pour des infections osseuses, articulaires, endovasculaires et pulmonaires.
Au Canada, en 2023, une femme a aussi été soignée avec des phages, dans le cadre d’une étude de cas menée à Toronto par l’équipe de Greg German. L’opération s’est révélée un succès : l’infection urinaire récurrente provoquée par la bactérie E. coli a été éliminée. Plus tard, en 2024, une autre équipe, dirigée par la Dre Marisa Azad, de l’hôpital d’Ottawa, a réussi à guérir par cette approche un patient souffrant d’une infection persistante causée par sa prothèse articulaire.
Sur le terrain, dans les hôpitaux, la thérapie phagique est toutefois accueillie avec prudence. « On en entend parler depuis au moins 20 ans », souligne Christian Lavallée, microbiologiste-infectiologue à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal. « Le défi, c’est que cette approche nécessite souvent un cocktail de phages adapté à la bactérie. Il n’existe pas de mélange universel qui fonctionne contre toutes les souches d’E. coli, par exemple. »
Si un patient arrive aux soins intensifs dans un état critique, il faut d’abord identifier la bactérie responsable de l’infection, puis trouver, dans une banque de phages, la combinaison de virus capable de l’éliminer. « Tout cela prend du temps. Or, lorsqu’un patient est en train de mourir, on ne peut pas se le permettre. D’autant plus que nous avons encore des antibiotiques qui, théoriquement, fonctionnent et peuvent agir plus rapidement », déclare le Dr Lavallée.
Construire des bactériophages comme des Lego

Le phage T7. Illustration: Wikimedia/John Wiley and Sons
Pour parer aux limites de l’utilisation des bactériophages, l’équipe de Sébastien Rodrigue, professeur titulaire au Département de biologie à l’Université de Sherbrooke, mise sur des bactériophages synthétiques, conçus sur mesure pour détruire des bactéries.
L’un des modèles étudiés dans leur laboratoire est le bactériophage T7, qui infecte les bactéries E. coli. Au lieu de transporter son propre matériel génétique, le T7 est programmé pour encapsuler d’autres molécules qui servent à tuer les bactéries ciblées.
« L’objectif est d’apprendre à utiliser les phages correctement à notre avantage. Ils ont un énorme potentiel : non seulement ils détruisent efficacement les bactéries, mais ils se multiplient, mentionne Sébastien Rodrigue. Avec la montée de l’antibiorésistance, nous aurons besoin d’un large éventail d’outils. Et les bactériophages doivent en faire partie. »
La riposte s’organise
Pour rendre cette thérapie plus accessible en Amérique du Nord, il faut donc commencer par en faciliter l’administration. « De plus en plus de programmes voient le jour pour aider les personnes souffrant d’infections bactériennes à avoir accès aux phages », remarque Steffanie Strathdee, cofondatrice d’IPATH, un centre de thérapie par les phages en Californie. Elle a lancé cette initiative en 2018 après avoir été sollicitée par de nombreuses personnes ayant entendu l’histoire de son mari.
Lorsque la thérapie par les bactériophages est envisagée, une « chasse aux phages » est entamée. Un échantillon de la bactérie responsable de l’infection est expédié à divers laboratoires universitaires pour identifier le bactériophage le plus efficace pour l’éliminer.
« Ce processus est long et, malheureusement, de nombreux patients ne reçoivent pas leur traitement à temps. L’Agence de la santé publique du Canada travaille donc à mettre au point une approche centralisée, où les phages seront regroupés afin de réduire le délai de sélection », explique Anna Maddison, conseillère principale aux relations médias à Santé Canada et à l’Agence de la santé publique du Canada. Le Laboratoire national de microbiologie à Winnipeg est ainsi en train de constituer PhageSTAR, une banque de bactériophages destinée à accélérer leur utilisation dans le traitement des infections bactériennes.
Une initiative similaire est mise sur pied à l’Université Laval. Sur la porte du laboratoire de Sylvain Moineau, une affiche arbore des armoiries où trônent un bactériophage, un fromage et un moineau. Un clin d’œil à son nom de famille et à ses domaines de recherche – les bactériophages ainsi que les bactéries lactiques. Professeur au Département de microbiologie, biochimie et bio-informatique, Sylvain Moineau est également responsable de la collection Félix d’Hérelle, qui regroupe plus de 700 bactériophages pouvant agir contre un éventail de bactéries.
Fondée en 1982 par son ancien directeur de recherche, le professeur Hans W. Ackermann, cette collection constitue une ressource précieuse pour l’étude et la conservation des bactériophages. On y déniche aussi, rangées dans des classeurs, de nombreuses photos de ces minuscules virus, prises au microscope électronique par le professeur Ackermann. En examinant ces images, difficile de ne pas trouver fascinantes ces « bestioles » aux allures de robots.
« Pendant mes études, nous n’avions pas conscience de leur importance, de leur omniprésence, ni de leur diversité. Mais aujourd’hui, l’intérêt pour les phages connaît un renouveau, en partie causé par la montée de la résistance aux antibiotiques », confirme le professeur de l’Université Laval.
Depuis quelques mois, grâce à un partenariat avec le laboratoire de Greg German, à l’Université de Toronto, la collection se bonifie de bactériophages qui ciblent les superbactéries, en particulier celles qui sont considérées comme les plus difficiles à traiter : Enterococcus faecium, Staphylococcus aureus, Klebsiella pneumoniae, Acinetobacter baumannii, Pseudomonas aeruginosa, Enterobacter spp., etc.

Denise Tremblay, responsable de la banque de bactériophages Félix d’Hérelle, montre les phages entreposés dans des microtubes dans des congélateurs (conservation à long terme) et dans des réfrigérateurs. Certains sont aussi conservés sous forme lyophilisée et dans du liquide (photo de droite).
Une arme à double tranchant
Les interactions entre bactériophages et bactéries sont encore en grande partie mystérieuses, ce qui ne facilite pas la mise au point des thérapies. Corinne Maurice, professeure adjointe au Département de microbiologie et d’immunologie de l’Université McGill, étudie la dynamique entre ces virus et leurs hôtes dans le système digestif, où les bactériophages sont aussi abondants que les bactéries.
« Pour être honnête, nous n’avons pas une idée précise du rôle des bactériophages [dans les intestins]. Cependant, plusieurs découvertes réalisées ces cinq dernières années ont révélé que les bactériophages régulent l’abondance et la diversité bactérienne. Ils influencent non seulement la présence des bactéries, mais aussi leurs fonctions au sein de cet écosystème », résume-t-elle. Ses travaux, publiés dans Cell Host & Microbe en 2021, montrent que les bactériophages présents dans l’intestin d’enfants souffrant de malnutrition pourraient notamment améliorer la composition de la flore intestinale.
Les bactériophages attaquent leur cible selon différentes stratégies. Certains emploient une attaque directe : ils se fixent à la bactérie, y pénètrent, s’y multiplient, puis la font exploser en libérant de nouveaux bactériophages. C’est ce qu’on appelle le mode lytique.
D’autres adoptent une stratégie plus sournoise, insérant leur matériel génétique dans celui de la bactérie en attendant le bon moment avant de la détruire. C’est le mode prophage. Il n’est pas rare que les bactériophages passent du mode lytique au mode prophage, et inversement, en fonction des conditions.
« Pour une bactérie, héberger un prophage peut être un atout, indique Corinne Maurice. Il faut se rappeler que bactéries et bactériophages coexistent et s’adaptent les uns aux autres depuis des milliards d’années. » Par exemple, dans notre intestin, des prophages aident les bactéries à mieux digérer certains types de sucres. D’autres, en revanche, leur offrent un avantage inquiétant : ils leur transmettent des gènes de résistance aux antibiotiques, ce qui les rend plus difficiles à éliminer. Un comble, si on veut soigner des infections !
C’est justement ce problème que Louis-Charles Fortier, directeur du Département à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke, cherche à éviter. Si l’on utilise ces virus pour combattre les bactéries résistantes aux antibiotiques, il est essentiel qu’ils ne basculent pas en mode prophage. Car une fois intégrés au génome de leur hôte, les bactériophages cessent de nuire à la bactérie, et peuvent même la protéger contre les autres bactériophages.
« Ce n’est pas ce que l’on souhaite en thérapie phagique », souligne Louis-Charles Fortier. Il étudie en particulier la bactérie Clostridium difficile, qui avait été à l’origine de plusieurs infections intestinales et de milliers de décès dans les hôpitaux québécois au tournant des années 2000. Son équipe s’attelle à modifier génétiquement les bactériophages pour qu’ils restent en mode lytique, détruisant activement les bactéries.
En parallèle, le chercheur travaille aussi à étendre le spectre d’action des phages. Normalement, un bactériophage cible une espèce bactérienne précise, en s’y fixant grâce à des protéines de reconnaissance sur sa « queue ». En modifiant ces protéines, Louis-Charles Fortier espère forcer un type précis de bactériophage à s’accrocher à un large éventail de bactéries résistantes aux antibiotiques.
Combiner les armes
Les spécialistes interrogés pour ce reportage sont unanimes : la thérapie par les phages ne supplantera pas complètement les antibiotiques. « Cependant, si les bactériophages sont administrés en parallèle des antibiotiques, ils renforcent l’efficacité du traitement », affirme Corinne Maurice. D’ailleurs, de plus en plus d’études se penchent sur cette synergie bactériophages-antibiotiques.
Steffanie Strathdee croit également que la thérapie phagique a sa place parmi l’arsenal médical. « Ce n’est pas un remède miracle. Mais c’est l’option ou le complément le plus prometteur aux antibiotiques que nous ayons actuellement », affirme-t-elle, en ajoutant qu’il est bien sûr nécessaire de poursuivre le développement de nouveaux antibiotiques.
Quant à Thomas Patterson, il continue de savourer la vie et de parcourir le monde. « Je suis maintenant diabétique, car l’infection prolongée a endommagé une partie de mon pancréas, et j’ai des problèmes digestifs. Mais je ne vais pas me plaindre. Être encore en vie, ça n’a pas de prix », conclut-il.