Illustration: Moondance /Pixabay
Comment ralentir le rythme effréné de nos vies professionnelles et y retrouver un certain bonheur? L’auteur et psychologue Frédéric Banville propose des pistes de réflexion pour redéfinir notre rapport au travail et préserver notre bien-être.
Frédéric Banville, professeur et directeur du programme de doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Rimouski, a publié récemment Comment survivre à son quotidien au travail : quand Atlas rencontre Sisyphe (Presses de l’Université du Québec). Dans cet ouvrage sur notre rapport au travail et sur l’épuisement professionnel, l’auteur invite à réfléchir sur le rythme effréné de nos vies et propose des pistes pour réhabiliter la lenteur.
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Frédéric Banville, professeur et directeur du programme de doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Rimouski. Photo: Jean Luc Théberge
Québec Science Dans la préface de votre livre, Sébastien Mussi, professeur de philosophie au Collège de Maisonneuve, mentionne que le mot « travail » provient du latin tripalium qui signifie « torture ». Pensez-vous que cette étymologie reflète encore notre rapport au travail aujourd’hui?
Frédéric Banville Sébastien Mussi se demande si le travail reste perçu comme une contrainte. J’aurais tendance à dire que notre contexte moderne perpétue un rapport tordu au travail. À travers le livre, j’aborde le rythme de travail effréné et les obligations que l’on s’impose collectivement. Je m’interroge moi-même comme professeur d’université : pourquoi un tel rythme? Avons-nous encore du plaisir à travailler?
QS Vous proposez des pistes pour éviter l’épuisement professionnel. Pouvez-vous partager quelques stratégies pour aider à mieux vivre le quotidien au travail?
FB L’aspect le plus important est de se demander si nos actions sont alignées avec nos valeurs. Avant de s’engager dans une tâche, demandons-nous si elle guidée par nos valeurs ou par une obligation. Cette réflexion sur nos valeurs est fondamentale au bien-être. Si l’on met au centre ce qui est vraiment important pour nous et qu’on fait des actions engagées pour se diriger vers la chose qui compte pour nous, on fera des choix plus éclairés. Par exemple, si je travaille 50 heures par semaine et que je vis de la pression, est-ce que je le fais parce que travailler est une valeur importante pour moi? Si oui, il y a une certaine cohérence. On peut aussi réfléchir aux autres champs de sa vie que l’on réprime ou auxquels on ne porte pas suffisamment d’attention comme les loisirs, la vie familiale.
Cependant, une personne qui développe de l’épuisement professionnel peut difficilement prendre du recul face à sa situation. Le contexte de travail fait en sorte que, à un moment donné, on a une vision un peu en tunnel de ce qui se passe et l’on perd de vue certains repères. Dans mon livre, je propose des stratégies pour y remédier, autant du point de vue de la société qu’individuel. Il s’agit notamment d’adopter de saines habitudes de vie et de prendre conscience d’où je suis, de ce que je fais et de ce qui est important pour moi. Il faut ponctuer le rythme du travail de moments où l’on se recentre sur soi. Ce n’est pas de l’égoïsme, mais le but est d’avoir la capacité saine de prendre une distance suffisante pour ne pas se laisser envahir par les obligations : il faut que je fasse ceci, que je rencontre cette personne, que j’aie cette réunion… Ces obligations viennent surcharger mentalement et psychologiquement la personne.
QS Vous soulignez que la pandémie a probablement exacerbé la confusion entre vie personnelle et vie professionnelle, surtout pour ceux et celles qui travaillaient à la maison. Pouvez-vous nous en dire plus?
FB D’un côté, certaines personnes ont trouvé le télétravail apaisant, mais pour d’autres, cela a amplifié la charge de travail. Je vais donner un exemple concret de mon expérience comme professeur d’université et directeur de département à l’époque. Au début du confinement, il fallait gérer la pandémie elle-même, les locaux, les employés, les professeurs… Les réunions Zoom s’enchaînaient les unes après les autres, du matin au soir, sans aucune pause. Je voyais aussi mes collègues féminines qui devaient jongler avec leurs enfants pendant les réunions.
La pandémie a exacerbé le rythme de travail, les obligations et a renforcé cette dureté que l’on a envers soi-même. Et ce n’était pas seulement dans le milieu universitaire, mais aussi dans d’autres secteurs de la société.
Après la pandémie, on a continué à préférer Zoom au fait d’aller se voir parce que c’était plus rapide. Mais au bout du compte, je pense qu’on a surmené notre cerveau en faisant ça. À mon avis, ce n’est pas sain ni pour le fonctionnement neurologique et neuropsychologique ni pour les aspects affectifs.
QS Malgré les avancées technologiques, notre charge de travail ne diminue pas nécessairement. Pourquoi, selon vous, persiste-t-on encore à courir ainsi?
FB Au départ, la technologie devait nous aider à gagner du temps et à alléger nos tâches. Mais c’est devenu un fardeau parce que la technologie nous force à augmenter le rythme de travail.
Au début des courriels, c’était normal que les gens attendent quelques jours avant qu’on réponde, comme une lettre envoyée par la poste. Aujourd’hui, on envoie un courriel et les gens s’attendent à une réponse immédiate. On l’utilise quasiment comme message texte.
Les avancées technologiques nous surchargent mentalement alors qu’elles devraient nous aider à mieux communiquer et à être plus efficace. Combien d’heures par jour passe-t-on à la gestion de nos communications? C’est un problème au sens où il n’y a pas de temps pour se déposer et se concentrer. L’attention n’est jamais complètement concentrée sur ce qu’on est en train de faire.
Est-ce utile de passer autant de temps en communication numérique? Quand utilise-t-on réellement le téléphone? Aujourd’hui, c’est de plus en plus rare de s’appeler. En plus de se surcharger avec des avancées technologiques, on se déshumanise un peu parce qu’on favorise l’efficience au détriment de la relation et du contact humain.
QS Vous parlez de superposition de charges mentales. Pouvez-vous expliquer comment cela affecte la capacité cognitive des travailleurs et travailleuses au quotidien?
FB Prenons un exemple : à la maison, j’ai des responsabilités qui font partie de ma charge mentale, comme m’occuper des enfants ou gérer des conflits personnels, peut-être même liés au fait que je travaille trop. Quand j’arrive au travail, je ne laisse pas tout ça derrière moi. J’arrive avec ce bagage émotionnel. Et si le climat de travail est tendu ou que mon patron veut absolument que je livre un dossier, cela surcharge mes capacités. Forcément, je ne suis pas optimal à 100 % au niveau cognitif.
Mes fonctions mentales sont limitées et lorsqu’elles sont sollicitées par des soucis personnels et des demandes professionnelles, je ne peux pas accorder mon attention à plusieurs problèmes en même temps. Mon attention alterne d’un problème à l’autre. Ce manque d’attention va provoquer un ralentissement dans mon exécution, provoquer des erreurs ou causer des oublis.
QS Dans votre livre, vous abordez l’épuisement professionnel et ses conséquences : la dépression, l’anxiété, les troubles de l’adaptation… Selon vous, pourquoi l’épuisement professionnel est-il encore sous-estimé comme problème de santé publique?
FB Je pense qu’il y a encore une tendance à individualiser le problème. Pourtant, tout ne repose pas sur les épaules de l’individu; l’entreprise a aussi sa part de responsabilité. Sur le plan individuel, on porte encore le préjugé que les difficultés de santé mentale sont synonymes de faiblesse. Que le fait de vivre de la fatigue ou une certaine forme d’épuisement est normal et que cela passera. Que ce ne sont pas des choses qu’on doit partager avec nos collègues.
Il y a aussi cette difficulté à poser nos limites. Selon les entreprises, il y a des enjeux de rentabilité qui tendent à déshumaniser les individus. Je pense notamment aux infirmières durant la pandémie : on leur disait « on a besoin de bras! » Or, les infirmières ne sont pas juste des bras, mais aussi des têtes et des cœurs!
Notre système capitaliste contribue à banaliser l’épuisement. Les individus et la société nord-américaine en général voient aussi cela comme une faiblesse. Malheureusement, cela engendre des coûts sociaux et économiques importants. Je pense que nous devrions accorder davantage d’attention à ces phénomènes. Individuellement, on a une responsabilité. Mais les employeurs aussi devraient, dans l’organisation du travail, modifier des aspects pour que ça soit plus doux pour les individus.
Certaines entreprises sont déjà sensibles à cette question. Par exemple, dans le milieu universitaire, un comité en santé mentale et des politiques ont été mis en place. Il y a un effort qui est fait pour protéger la santé des employés. La CNESST [Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail] impose aussi à l’employeur de protéger la santé physique et mentale de ses employés. Mais j’imagine que si l’entreprise pour laquelle je travaille est un géant technologique comme Google ou Amazon, ce n’est peut-être pas dans leurs priorités.
QS Comment réhabiliter la lenteur?
FB C’est une question que je me pose tous les jours, parce qu’on est rapidement emportés par le rythme effréné de la vie. Notre société valorise la vitesse, qu’on le veuille ou non. Pourtant, si faire l’éloge de la lenteur est important pour moi, peut-être devrais-je davantage en parler autour de moi, montrer l’exemple et parler des bienfaits et des effets positifs sur la santé psychologique. D’en prendre moins, d’en faire moins et de faire mieux. Chacun gagnerait à côtoyer des collègues en bonne santé mentale.
QS Réussissez-vous personnellement à survivre à votre quotidien au travail?
FB Parfois, je me dis que c’est un peu ironique d’avoir écrit ce livre alors que mon agenda est aussi chargé. Mais c’est justement dans ces moments qu’on peut faire des choix. Sinon, on finit par se retrouver comme Sisyphe [figure de la mythologie grecque condamnée à pousser éternellement un rocher au sommet d’une colline], à répéter sans cesse les mêmes erreurs et revenir au même point.
Personnellement, les responsabilités de direction m’ont empêché d’être pleinement épanoui au travail. Quand je me suis retiré de la direction, j’ai récupéré 80 % de mon temps, ce qui m’a permis d’écrire ce livre. Cela m’a aussi fait réfléchir à ce que je ne veux plus reproduire.
Aujourd’hui, j’ai encore une grande charge de travail. Il y a parfois des échéanciers stressants, mais j’ai gagné en qualité dans l’encadrement de mes étudiants, et cela compte énormément. Après tout, le plaisir d’un professeur d’université est d’enseigner et de découvrir de nouvelles connaissances. Il s’agit maintenant de garder cet équilibre et de ne pas tomber dans l’excès.
QS Que souhaitez-vous que les gens retiennent de votre livre?
FB Nous manquons souvent de bienveillance envers nous-mêmes en raison du système dans lequel nous évoluons. Mais, à la fin de notre vie, si on regarde en arrière, se dira-t-on que cela a valu toute cette souffrance? Si la réponse est non, alors comment peut-on vivre autrement, malgré les contraintes du travail?