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Pourquoi ne gardons-nous aucun souvenir de nos premières années ? Une nouvelle étude révèle que le cerveau des nourrissons peut forger des souvenirs, mais que leur consolidation et leur récupération restent à s’établir.
Tristan Yates se rappelle parfaitement être allée à deux ans à Disney World en famille, et d’avoir posé en photo avec les mascottes Alvin et les Chipmunks. « Mais c’est une histoire que j’ai entendue tant de fois de ma mère, je pourrais l’avoir incorporée », admet la neuroscientifique de l’Université Columbia à New York, autrice principale d’une étude sur la mémoire infantile parue dans la revue Science.
La plupart des adultes, en effet, sont incapables de se remémorer des événements vécus avant l’âge de trois ou quatre ans – un phénomène connu sous le nom d’« amnésie infantile ». On a longtemps attribué ce trou de mémoire à l’immaturité du cerveau. Pour mieux comprendre ce mécanisme, des scientifiques des universités Yale et Columbia ont voulu observer directement les régions cérébrales impliquées dans la formation des souvenirs des bébés.
À l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), ils ont montré à 26 nourrissons âgés de 4 à 25 mois une série d’images pendant quelques secondes : un canyon, un visage féminin, ou encore un jouet pour chien. Ensuite, les bébés voyaient de nouveau une image qu’ils avaient déjà vue, associée à une autre qu’ils découvraient pour la première fois – par exemple, des chutes d’eau.
« Nous avons supposé que si les nourrissons se souvenaient des canyons, ils les regarderaient un peu plus longtemps lorsqu’on les leur présentait une seconde fois. Et d’ailleurs, au moment de la première exposition, leur hippocampe s’est activé [signalant un encodage] », explique la chercheuse.
L’étude en conclut que cette région du cerveau, bien connue pour jouer un rôle dans la mémoire chez les enfants plus âgés et les adultes, peut également forger des souvenirs chez les tout-petits.
Un mécanisme déjà en place
Pour Sarah Lippé, neuropsychologue à l’Université de Montréal, l’étude est intéressante, car elle remet en question l’idée selon laquelle l’amnésie infantile serait due à l’immaturité de l’hippocampe. « Cette étude montre que l’hippocampe s’active chez les nourrissons de façon comparable à celle des adultes. Il y a donc un mécanisme biologique qui est en place », souligne la professeure, qui s’intéresse au développement cérébral et cognitif des enfants. Elle n’a pas participé à l’étude.
Elle nuance toutefois : « Les différentes structures qui soutiennent la mémoire peuvent être développées, mais les connexions entre elles peuvent être encore immatures. L’hippocampe est un relais très important, et sa fonctionnalité augmente à mesure que ses liens avec les autres structures cérébrales se renforcent », dit-elle. L’exploit technique de l’équipe tient aussi au fait d’avoir réussi à réaliser l’examen d’imagerie sur les bébés éveillés, ce que personne n’avait accompli auparavant. « C’est un vrai tour de force », souligne la professeure.
Grâce à des tétines, des jouets et la présence rassurante des parents, Tristan Yates et ses collègues ont pu observer ces facultés insaisissables. « Il existe d’autres techniques de neuro-imagerie qu’on utilise avec les bébés depuis des décennies, comme les casques à électroencéphalogramme, mais ils ne captent que l’activité cérébrale proche de la surface. Nous nous sommes intéressés à ce qui se passe en profondeur dans le cerveau », ajoute la chercheuse américaine.
Que deviennent ces souvenirs ?
La question demeure : qu’arrive-t-il aux souvenirs formés dans la petite enfance ? Il y a quelques années, des neurobiologistes ont mené une expérience intrigante chez des rongeurs. Ils ont découvert qu’un souvenir formé très tôt dans la vie pouvait rester stocké sous forme de trace latente dans le cerveau, même si l’animal semblait l’avoir oublié. Plus tard, ces rongeurs ayant atteint l’âge adulte, les scientifiques ont réussi à réactiver ce souvenir en stimulant directement certaines cellules de mémoire grâce à l’optogénétique, une technique qui utilise la lumière pour contrôler l’activité des neurones.
« Ce genre d’étude et d’autres laissent penser que ces souvenirs de la petite enfance pourraient encore exister, mais qu’ils ne sont tout simplement plus accessibles », estime Tristan Yates.
Reste à savoir s’il est souhaitable de récupérer ces souvenirs formés entre 0 et 2 ans. « Nous savons, grâce à d’autres travaux, que les expériences précoces influencent le développement émotionnel et comportemental futur », souligne-t-elle.
Pour Sarah Lippé, la priorité est ailleurs. « Ce qui importe, c’est de comprendre comment ces souvenirs se forment et s’organisent dans un cerveau en développement. Chez certains, les premiers souvenirs émergent plus tôt, chez d’autres plus tard. Et rien n’indique que se rappeler d’événements très précoces ait un impact mesurable sur nos capacités cognitives », rappelle-t-elle.
En attendant, elle encourage les parents à soutenir le développement de la mémoire chez les tout-petits : en les incitant à raconter leur journée, dès qu’ils peuvent parler, ou commentant le journal de bord de la garderie, par exemple. Des gestes simples, mais essentiels, pour aider les enfants à structurer leurs souvenirs et à bâtir progressivement leur mémoire épisodique.