Il aurait pu s’appeler le fleuve aux Anguilles, car il en gigotait des tonnes, jadis, dans ses grandes eaux, ou encore le fleuve aux Oies blanches, en l’honneur de cette extraordinaire migration qui fait s’arrêter les oies par centaines de milliers, deux fois par année, un peu partout le long de son cours, nombreuses comme des flocons de neige, belles et légères, symboles bruyants du passage du temps et du retour des saisons.
Il aurait pu se dire la rivière Canada ou le grand fleuve Hochelaga, comme il fut nommé à certaines époques, ou conserver son beau nom algonquin, Magtogoek, c’est-à-dire «le chemin qui marche» ; mais non, il a fallu qu’il s’appelle Saint-Laurent parce que Jacques Cartier l’a reconnu le jour de la fête de Saint-Laurent au calendrier des martyrs de l’Occident chrétien. Si Cartier était passé le jour de la fête de Saint-Gontran, il n’y aurait jamais eu de Laurentides : le curé Labelle aurait colonisé les Gontranides et le frère Marie-Victorin aurait écrit la flore gontranienne. Voyez ce que peut faire un mot, un seul mot. Il y aurait du Saint-Gontran partout, des bélugas du Saint-Gontran aux couchers de soleil du Bas-Saint-Gontran, et jusqu’au fameux boulevard Saint-Gontran qui divise la ville de Montréal en deux.