Le film La sortie de l’usine Lumière à Lyon, des frères Lumière, tourné en 1895 et Le voyage dans la Lune, de Georges Méliès, sorti en 1902. Photo: Wikimedia Commons
Le cinéma repousse sans cesse les frontières de l’imaginaire. Il représente aussi un terrain fertile pour la recherche.
Connaissez-vous la Ciné-Kodak Special ? Il s’agit d’une caméra professionnelle avec une pellicule de 16 mm mise sur le marché en 1933. Elle permettait la production d’effets optiques et spéciaux, et a donc été utilisée par plusieurs cinéastes d’ici pour faire des films originaux. À moins que vous ne soyez plutôt fan de la série Girls ? Vous êtes-vous déjà questionné sur l’immaturité de la protagoniste ? Il y a beaucoup à dire. Enfin, vous avez assurément vu le film C.R.A.Z.Y., de Jean-Marc Vallée. Il est tout à fait pertinent de s’interroger au sujet de la réconciliation de Zac avec son père : constitue-t-elle un geste éthique ? Au fait, le film est-il vraiment queer ?
Voilà trois sujets qui ont été explorés récemment dans le champ des études cinématographiques au Québec. Cinéma des premiers temps, effets spéciaux, narratologie, genres cinématographiques des plus nobles (documentaire) aux plus négligés (horreur), en passant par les courants issus des diverses minorités ethniques, sexuelles ou culturelles : rien n’échappe à l’œil aiguisé de nos universitaires. Leurs travaux peuvent aussi bien faciliter la tâche des cinéastes sur les plateaux de tournage ou faire connaître la qualité remarquable des films québécois et étrangers que tisser des liens durables entre les praticiens et praticiennes d’aujourd’hui et de demain.

Trois images tirées du documentaire Pour la suite du monde (1962), le premier film canadien présenté au Festival de Cannes. Photo: Office national du film du Canada
Un peu d’histoire
Après sa naissance, en 1895, grâce à la détermination des frères Louis et Auguste Lumière, et à la contribution flamboyante de Georges Méliès, qui inventa les premiers truquages, le cinéma fut considéré comme un divertissement sans avenir, destiné au public des foires. Le septième art a pourtant réussi à prouver sa grande valeur artistique ainsi que sa puissance économique, mais n’arrivait pas à rivaliser avec les six autres. Ce contexte de méfiance, et parfois de mépris, a freiné pendant un temps l’ardeur de bien des universitaires à en faire un objet d’étude, et de recherche, à part entière. Et pourtant…
Dès 1915, l’Université Columbia, aux États-Unis, offre un premier cours théorique sur le sujet. Puis, dans la France des années 1940, un mouvement nommé « filmologie » appelle à l’étude du cinéma.
Au Québec, après l’époque glorieuse des ciné-clubs dans les collèges classiques, les cours de cinéma font leur apparition dans les établissements scolaires sous l’impulsion du rapport Parent qui, en 1964, préconisait l’enseignement du septième art dans l’ensemble du réseau de l’éducation. Les premiers programmes universitaires feront leur apparition au début des années 1970. Cela sera suivi d’une progression fulgurante : on pourra rapidement obtenir tant un certificat qu’un doctorat, sans compter la présence grandissante d’écoles spécialisées. Si bon nombre des étudiants et étudiantes qui fréquentent ces institutions rêvent tous, plus ou moins secrètement, de devenir cinéastes, la recherche deviendra pour d’autres leur véritable terrain de jeu.
Au fil des ans, des lieux de réflexion ont été créés, comme l’Observatoire du cinéma au Québec (OCQ) de l’Université de Montréal. Il représente un pont entre des figures importantes de l’industrie et ceux et celles rêvant de s’y intégrer. « La beauté de l’OCQ, c’est d’être à la fois concret, parce que les étudiants veulent savoir comment le cinéma fonctionne, mais aussi théorique, parce que nous sommes à l’université », résume Thomas Carrier-Lafleur, directeur adjoint de l’organisme. Par le biais de classes de maîtres, de projections-débats, de colloques et de causeries, l’Observatoire représente un véritable carrefour cinéphilique et intellectuel qui s’étend au-delà de l’espace universitaire, collaborant aussi avec différents festivals de films. Une façon d’atteindre un peu partout les amoureux et amoureuses du cinéma québécois, et tous les autres qui gagneraient à succomber à ses charmes.
Autre lieu important pour le domaine : le Laboratoire de recherche sur les pratiques audiovisuelles documentaires. Il faut savoir que, sur la scène internationale, le Québec est reconnu comme un pionnier du documentaire. C’est à l’Office national du film du Canada, à la fin des années 1950, à Montréal, qu’émerge le cinéma direct, une approche favorisée par des caméras légères capables de saisir des événements sur le vif, le tout en son synchrone. Cette révolution permet de recueillir les paroles et les gestes de gens rarement vus au cinéma, comme les habitants de L’Isle-aux-Coudres dans une célèbre trilogie (Pour la suite du monde, 1963 ; Le règne du jour, 1966 ; Les voitures d’eau, 1968) coréalisée par Pierre Perrault et Michel Brault. Il s’agit d’un exemple emblématique, et inégalé, de ce style documentaire.
Depuis cette époque glorieuse, le documentaire s’est transformé. C’est pour prendre la mesure de ses mutations qu’est né le Laboratoire de recherche sur les pratiques audiovisuelles documentaires (Labdoc), en 2016, sous l’impulsion de deux professeures de l’Université du Québec à Montréal, Viva Paci et Diane Poitras. Le groupe s’intéresse aux récentes variations du genre (dont le webdocumentaire, l’installation documentaire, le cinéma immersif), mais explore également des pratiques émergentes pouvant autant témoigner qu’agir sur le réel. Par exemple, Diane Poitras accompagne présentement un étudiant désireux d’observer la réalité en la filmant à 360 degrés pour qu’elle soit ensuite observée par le public à l’aide d’un casque. Guidé par son envie d’être au plus près de ses protagonistes, il se heurte toutefois à des défis techniques, que ses études doctorales vont peu à peu lui permettre d’aplanir. Il présente d’ailleurs régulièrement aux membres du Labdoc le fruit de ses démarches.
Le Labdoc affiche également une grande souplesse face à l’actualité toujours changeante. « Deux semaines après le début de la guerre en Ukraine, nous avons interviewé le cinéaste Igor Minaev, qui connaît très bien la région du Donbass, et au printemps 2022, le public d’ici a pu découvrir, grâce à nous, le travail de Babylon’ 13, un collectif de cinéastes indépendants qui témoignent de ce conflit au quotidien », souligne Diane Poitras. Cette dernière initiative a d’ailleurs attiré l’attention de la Cinémathèque française, qui a elle aussi rendu accessibles en ligne ces témoignages d’une criante actualité.
La main à la pâte
Il y a des chercheurs et chercheuses qui mettent carrément au point de nouvelles technologies. C’est le cas de Louise Lamarre, cinéaste, scénariste et professeure à l’École de cinéma Mel-Hoppenheim de l’Université Concordia. Elle se passionne pour les enjeux technologiques du septième art depuis ses études dans les années 1980.
Elle cherche plus particulièrement à tirer profit des avantages du tournage en studio tout en permettant aux acteurs et actrices d’évoluer dans des environnements plus près du réel. Tous les acteurs vous le diront : jouer devant un écran vert n’a rien d’excitant. Et surtout, c’est cher ! « Pour pouvoir être projeté sur grand écran, un plan tourné sur un fond coloré coûte minimalement 5000 $ », précise Louise Lamarre.
Sa réponse à ces enjeux : H.E.L.P, qu’elle a d’ailleurs fait breveter. Tant pour ses films que pour ceux de ses collègues, elle a imaginé le Holo Editorial Layering Process, un générateur d’effets spéciaux et de décors virtuels déployés au moment même du tournage. Il fait apparaître l’image d’un décor ou d’un paysage : les acteurs et actrices peuvent ainsi déambuler dans des résidences du 18e siècle ou se prélasser au bord de l’eau dans un espace en apparence réaliste.
Grâce à H.E.L.P., Louise Lamarre reconstitue des pans de notre histoire. L’ambition de sa série Québec fantastique, un sentier de légendes est d’illustrer des mythes liés à des noms de lieux.

Ces trois images sont tirées de l’œuvre de Louise Lamarre. Dans la première, une caméra capte le reflet d’une maquette de bateau sur une vitre miroir et la marie avec la mer en temps réel. Au centre, on voit comment fonctionne H.E.L.P. Une chambre ancienne avec lucarne filmée en lieu réel est projetée en studio. Ses couleurs sont adaptées pour créer l’ambiance recherchée. Sur la dernière photo, l’acteur Pierre Curzi joue devant un écran sur lequel coule une rivière plutôt que devant un écran vert. Photo: Louise Lamarre
Des revues pour les vues
Qui dit recherche dit aussi publication. De nombreuses revues savantes à travers le monde diffusent les réflexions des spécialistes, dont Film International, Journal of Cinema and Media Studies et Film Quarterly. Localement, il y a la Revue canadienne d’études cinématographiques, Cinémas et Nouvelles vues.
Cette dernière, entièrement consacrée au cinéma québécois, s’aventure sur des territoires parfois surprenants. Par exemple, dans le dernier numéro, intitulé Mauvais genre, plusieurs articles sont consacrés à des courants souvent négligés dans les traditionnelles analyses historiques du cinéma d’ici, soit la comédie, le cinéma religieux et… la pornographie !
Un prochain numéro portera sur les relations entre le Québec et Hollywood, précise Thomas Carrier-Lafleur. « Il y a toujours eu des échanges, mais c’est devenu beaucoup plus accessible pour des cinéastes comme Philippe Falardeau, Denis Villeneuve, [le regretté] Jean-Marc Vallée et, avant eux, Christian Duguay. On peut analyser un film comme Dune ou une série comme Big Little Lies dans une perspective liée au cinéma québécois. »
Faisant sans cesse face à de profonds bouleversements, le cinéma n’a pas rendu son dernier souffle, n’en déplaise aux esprits chagrins. Il suffit de constater la passion de ceux et celles qui le scrutent à la loupe au Québec.
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui finance les travaux de chercheuses et chercheurs d’ici, dont certains cités dans ce texte, soutient financièrement Québec Science dans sa mission de couvrir des sujets liés aux sciences humaines. Le magazine conserve son indépendance dans le choix et le traitement des sujets.