Le marché de l’occasion est en pleine ébullition, poussé par l’inflation et les valeurs environnementales des jeunes générations. Mirage d’une consommation plus responsable ou signe d’un véritable changement de paradigme ?
D’aussi loin qu’elle se souvienne, Jérémie Dussault-Lefebvre n’a pratiquement jamais rien acheté de neuf. « Le seconde main a toujours fait partie de ma vie et de mes considérations », relate l’architecte dans la jeune trentaine. Elle tient cette habitude de sa mère, qui a toujours privilégié ce type d’achats. « Je lui dois beaucoup, elle était avant-gardiste. » Au-delà des économies réalisées et de la réduction de son empreinte environnementale, Jérémie se réjouit d’avoir trouvé un mode de consommation en phase avec ses valeurs sociales. En plus d’acheter des biens d’occasion, elle effectue des dons et pratique aussi le troc. « J’aime que tout n’ait pas une étiquette financière, c’est super humain comme façon de consommer. »
De plus en plus de gens adoptent des comportements semblables. Parmi la majorité de Québécois et Québécoises qui mentionnent avoir réduit leur consommation dans la dernière année, 43,5 % achètent des produits d’occasion, selon le plus récent baromètre de l’Observatoire de la consommation responsable, publié en novembre dernier. Au Canada, une personne sur trois achète un bien d’occasion au minimum une fois par mois, révèle un coup de sonde mené par le service de paiement en ligne PayPal en juin 2023. Toutefois, selon des spécialistes, ces rares données récentes sur la consommation des biens d’occasion au pays sous-estimeraient l’ampleur du phénomène.
« En réalité, c’est beaucoup plus élevé. Les gens ne se voient pas toujours comme des consommateurs de seconde main, car ce sont des comportements très en marge de la société de consommation », soutient Myriam Ertz, professeure de marketing et responsable du Laboratoire de recherche sur les nouvelles formes de consommation (LaboNFC) de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Dans la plus récente édition de l’Indice annuel Kijiji, publié par l’Observatoire de la consommation responsable en 2019, on évaluait à 78 % la proportion de gens au Québec qui participent à l’économie des biens d’occasion.
La croissance de ce phénomène est mondiale. Le marché international de ce type de biens devrait doubler d’ici 2027 pour atteindre une valeur de 475,5 milliards de dollars, rapporte la 11e édition de ThredUP, une étude annuelle menée par la plateforme de revente du même nom en partenariat avec la société d’analyse de données GlobalData. Dans ce rapport qui tient lieu de référence dans l’industrie de la mode, on apprend que le tiers des vêtements achetés aux États-Unis au cours de la dernière année étaient d’occasion et que le « seconde main » représente désormais 10 % du marché mondial des vêtements.
La crise financière de 2008 et l’émergence des plateformes de revente en ligne comme Kijiji sont à la source de cette tendance. « Ces deux événements fondamentaux ont permis d’augmenter la portée des marchés de seconde main à des niveaux sans précédent », analyse Myriam Ertz. Le contexte économique défavorable des dernières années a donné un nouveau souffle au mouvement, incitant les consommateurs et consommatrices à mieux réfléchir à leurs achats. « Même avant la crise inflationniste, la motivation majeure à l’achat et à la vente de seconde main a toujours été la dimension économique », soutient Fabien Durif, cofondateur et directeur de l’Observatoire de la consommation responsable, affilié à l’Université du Québec à Montréal. La plus récente édition de leur baromètre, consacrée au coût de la vie, confirme ses dires : 92,4 % de la population québécoise ayant réduit sa consommation en 2023 attribue la décision d’acheter usagé à la hausse des prix.
Bientôt des articles d’occasion à l’épicerie ?
Au cours des prochaines années, ne vous étonnez pas de voir apparaître des rayons de produits d’occasion dans les magasins à grande surface ou même les épiceries. Le phénomène est déjà bien implanté en Europe, notamment en France, où on peut acheter toutes sortes de biens de ce type tant dans les supermarchés que dans les magasins chics, comme le Printemps ou les Galeries Lafayette. « Ça marche aussi très bien en Scandinavie », affirme Fabien Durif, qui a profité d’une année sabbatique l’an dernier pour observer le phénomène sur le terrain. Selon le directeur de l’Observatoire de la consommation responsable, le Québec et l’Amérique du Nord accusent « un retard énorme » dans ce domaine. Un avis partagé par sa collègue de l’UQAC Myriam Ertz, qui prédit que la tendance se développera chez nous. « À terme, quand elles vont voir que leurs ventes de produits neufs chutent considérablement, car le public se tourne de plus en plus vers les achats d’occasion, les enseignes d’ici vont s’y mettre aussi. Elles voudront leur part du gâteau en proposant elles aussi des produits de seconde main. »
La génération Z mène le bal
Les jeunes de la génération Z, nés entre 1997 et 2012, sont en tête de la clientèle de biens d’occasion. Selon le rapport de ThredUP, 64 % des Z magasinent d’abord un article désiré dans le marché de l’occasion avant de se tourner vers le neuf et jusqu’à 82 % considèrent la valeur de revente d’un bien avant de l’acheter. C’est le cas de Kathryn Vanderby, d’Ottawa. « Quand j’étais petite, ma mère m’emmenait au Village des valeurs pour acheter les vêtements de mes poupées. J’ai donc commencé à magasiner du seconde main avant même de savoir ce que c’était », se souvient-elle. À l’âge adulte, elle a maintenu cette habitude pour être en accord avec ses valeurs environnementales.
Comme neuf personnes sur dix de la génération Z, Kathryn croit que les entreprises ont des responsabilités sociales et environnementales, selon ce que rapporte une étude du cabinet de conseil en stratégie McKinsey & Company.
« L’environnement est désormais à l’avant-plan de tous nos gestes en société parce qu’on est face à une crise climatique », rappelle celle qui a déposé en 2023 à l’Université Carleton un mémoire de maîtrise sur les motivations de la clientèle de vêtements d’occasion. Dans le cadre de sa recherche menée auprès de 39 Canadiens et Canadiennes des générations Y et Z, elle a constaté avec surprise que les jeunes adultes achètent des biens ayant déjà servi à d’autres plus par souci éthique et écologique qu’économique.
Ce résultat s’explique notamment par la sensibilisation de ces générations à la protection de l’environnement depuis leur enfance. « L’univers des jeunes d’aujourd’hui est différent de celui qu’ont connu leurs aînés, confirme la chercheuse Myriam Ertz. Ils sont relativement à cheval sur les valeurs écologiques parce qu’on leur en parle depuis l’école primaire et même la garderie. »
Selon la professeure à l’UQAC, les idéaux de la jeunesse, peu importe leur génération, jouent aussi un rôle dans cet engagement fort. « Habituellement, les jeunes sont aux études et n’ont pas encore trop de responsabilités. Ils ont de grandes valeurs qui tendent à s’estomper quand ils passent à une autre étape de leur vie, notamment lorsqu’ils lancent leur carrière et fondent une famille. »
Bonheur d’occasion
L’industrie de la mode est reconnue pour être une des plus polluantes de la planète. Chaque année, plus de 100 milliards de pièces de vêtements sont produites dans le monde, principalement par des compagnies de fast fashion (mode rapide). Ce secteur émet autant de gaz à effet de serre que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni combinés, selon l’étude de McKinsey & Company. La mode consomme aussi énormément de ressources : il faut 10 000 litres d’eau pour produire un seul jean.
Pour redorer leur réputation et répondre aux exigences élevées en matière de transparence des jeunes générations, des dizaines de marques établies – dont 88 seulement en 2022 – ont flairé la tendance et pris le train en marche en développant leurs propres plateformes de revente de vêtements d’occasion. Parmi elles, American Eagle, Patagonia, Lululemon, H&M, Canada Goose et Levi’s. Au Québec, une petite poignée de détaillants leur ont emboîté le pas, notamment Souris Mini et Simons.
Simple geste de bonne conscience ou occasion lucrative ? Un peu des deux. « Premièrement, ces enseignes font de l’argent. Deuxièmement, ça leur apporte une certaine fidélité », observe Fabien Durif, précisant que les vêtements, les chaussures et les accessoires sont la catégorie de produits qui s’échangent le plus dans le marché de l’occasion. Selon lui, les commerces ont tout à gagner en intégrant des biens de ce type dans leur offre. À cet égard, selon le rapport ThredUP, parmi les entreprises qui offrent des articles d’occasion, deux sur trois affirment que cette revente fait désormais partie intégrante de leur stratégie de croissance et 82 % estiment que la revente leur générera un retour sur investissement positif.
Fini l’époque où les achats d’occasion étaient stigmatisés, car associés à un faible revenu ! Les articles d’occasion sont désormais prisés par des gens de toutes les bourses, car ils permettent également de se démarquer avec des biens originaux. « L’offre s’est considérablement sophistiquée. Davantage de boutiques de seconde main se sont orientées vers des clientèles particulières, notamment fortunées, par exemple avec le vintage et le rétro haut de gamme. Ces clientèles veulent se distinguer, avance la chercheuse Myriam Ertz en laissant échapper un petit rire. Ça rend tout ce marché très désirable parce que ça devient très glamour. » Au point que même la jeune sensation pop Olivia Rodrigo fait la promotion des biens d’occasion en s’associant avec la plateforme de revente Depop, où elle vend – pour une œuvre de charité – des vêtements et des accessoires portés dans ses vidéoclips ou lors de ses tournées.
Cette quête d’originalité s’étend à l’ensemble de la population. Selon l’étude ThredUP, 56 % des personnes appartenant aux générations Y et Z préfèrent avoir un look qui se démarque plutôt que de se plier aux dernières tendances. Pas étonnant ainsi que le caractère unique des biens d’occasion se trouve au troisième rang des motifs d’achat des jeunes adultes dans la recherche de Kathryn Vanderby. C’est aussi une facette de ce marché qui stimule Jérémie Dussault-Lefebvre. « Il y a beaucoup de gratification dans le fait de trouver des choses uniques, remarque-t-elle. On finit par développer des rapports différents avec ces objets parce qu’ils sont le fruit de rencontres imprévues. »
De la poudre aux yeux ?
Acheter et porter des vêtements d’occasion réduit en moyenne de 25 % nos émissions de carbone, indique ThredUP, puisque ce mode de consommation ne requiert pas d’extraction de ressources ni de production polluante. Mais est-ce suffisant pour améliorer son empreinte environnementale globale ? Rien n’est moins sûr, car les économies réalisées en achetant d’occasion sont la plupart du temps dépensées dans des biens de consommation neufs. Dans les faits, cela revient souvent à « un moyen de continuer à consommer et à surconsommer à moindre coût, constate Myriam Ertz. Cet effet rebond fait en sorte que ce n’est pas si écologique au bout du compte. » D’autant plus que le marché de l’occasion est tributaire du neuf. « On ne peut pas faire circuler des produits à l’infini, poursuit la chercheuse. Si des millions de personnes font des achats compulsifs dans le seconde main, par exemple, ça met de la pression sur ces réseaux qui auront besoin de davantage de produits neufs. »
Pour consommer de façon plus responsable, il faudrait aussi mettre en place des outils qui permettraient de mesurer l’impact de nos comportements. « En tant que consommateur, on veut faire de bons choix, mais on n’a pas l’information, déplore Fabien Durif. Par exemple, il n’y a pas d’étiquette environnementale ici qui évalue l’empreinte d’un bien de consommation comme c’est le cas pour beaucoup de produits en France. »
Pour consommer de façon durable, l’idéal est dans tous les cas de tendre vers la sobriété. Pour être responsable, la consommation de biens d’occasion devrait tendre vers une circularité mettant également en avant la réparation, la réutilisation et le reconditionnement des produits. C’est ce que met en pratique Jérémie Dussault-Lefebvre, selon qui chaque geste compte. « Faire avec ce qu’on a, prendre soin des objets et avoir une éthique sont vraiment des comportements à valoriser », croit l’architecte, lauréate l’an dernier d’une bourse-résidence de la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement. D’ailleurs la jeune femme applique également le principe du réemploi dans sa pratique professionnelle. En effet, les articles les plus écologiques restent ceux qu’on ne se procure tout simplement pas.
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui finance les travaux de chercheuses et chercheurs d’ici, dont certains cités dans ce texte, soutient financièrement Québec Science dans sa mission de couvrir des sujets liés aux sciences humaines. Le magazine conserve son indépendance dans le choix et le traitement des sujets.
Édition 25 juin 2024: Dans une version précédente de l’article, il était précisé qu’un tiers des vêtements achetés l’an dernier étaient d’occasion. C’est le cas, mais aux États-Unis.