Depuis 2019, des centaines de futurs policiers et policières du Québec sont suivis à la trace. Il ne s’agit pas d’une filature, mais d’un « interrogatoire » annuel, mené par une équipe scientifique. Le but : comprendre qui sont ces jeunes qui choisissent le métier.
IL fait encore noir quand nous arrivons à l’École nationale de police du Québec (ENPQ), à Nicolet. Il n’est que 6 h 30, mais il y a déjà beaucoup d’ambiance à la cafétéria. Des dizaines de jeunes en uniforme se fraient un chemin vers le buffet, où les attendent café, fruits, sandwichs déjeuner, smoothies… Tout le monde se salue. Parce qu’ils se connaissent… et parce que c’est obligatoire. C’est une des règles de savoir-être enseignées ici, tout comme l’interdiction des jeans et des cheveux longs détachés.
Après leurs études collégiales (DEC ou AEC) en techniques policières, aspirants et aspirantes ne peuvent être embauchés avant de réussir « Nicolet », comme on surnomme l’école. Pendant 15 semaines, l’ENPQ leur fait « vivre » la réalité policière. Jour, soir et nuit, ils et elles reçoivent des appels sur leur radio, patrouillent sur le campus ou dans la municipalité de 8500 habitants dans leurs Dodge Charger marqués FORMATION, portant à la ceinture une réplique de leur future arme de service. Et pratiquent leurs interventions lors de mises en situation faisant appel à des actrices et acteurs professionnels. « Comparativement au cégep, ici, ils ajoutent vraiment le facteur stress », dit Ahmed Dahamani, 23 ans, verre de jus d’orange à la main. « C’est très réel. La dame que tu mets en état d’arrestation, elle pleure, tu as des larmes qui te coulent sur le bras », ajoute son collègue William Balthazar, 27 ans.

Emie Drouin pendant l’inspection. Photo: Étienne Boisvert
Tout le monde vit sur place. « On se lève tôt et on se couche tard, on a des horaires chargés ! » dit leur comparse Emie Drouin, 23 ans – l’ENPQ accueille entre 30 et 40 % de femmes.
D’ici quelques mois, Ahmed, William et Emie recevront leur attestation et iront gonfler les rangs des corps policiers. Une relève bienvenue, puisque la police québécoise fait face à d’importants problèmes de recrutement et de rétention de personnel.
Choisit-on les bonnes personnes dans les programmes d’études en techniques policières ? Peut-être pas, indiquait le rapport du Comité consultatif sur la réalité policière en 2021. Pour mieux connaître les aspirants et aspirantes, le professeur de criminologie à l’Université de Montréal Rémi Boivin et des collègues ont lancé, en 2019, une vaste enquête longitudinale intitulée Les trajectoires professionnelles des policiers du Québec.
L’étude suit près de 900 étudiants et étudiantes en techniques policières, depuis leur admission au cégep jusqu’à leurs débuts dans la profession. « Chaque année, nous les sondons sur leur parcours scolaire, leurs motivations, leurs objectifs. On mesure également différentes facettes de leur personnalité : adhésion à la culture policière, maîtrise de soi, intégrité », détaille Rémi Boivin. Ceux et celles qui abandonnent sont aussi interrogés.
Une police qui se cherche
La police québécoise s’interroge sur la voie à adopter pour l’avenir. Le Comité consultatif sur la réalité policière, mandaté par le ministère de la Sécurité publique en 2019, a rencontré 54 groupes et reçu 80 mémoires. Son rapport final concluait notamment que les forces de l’ordre sont dépassées par la cybercriminalité, manquent de femmes et de personnes issues de la diversité, et doivent évoluer. Parmi ses 138 recommandations : revoir les critères d’admission en techniques policières.
Tous au garde-à-vous
Quelques minutes avant 7 h 30, près de 300 aspirants et aspirantes arrivent au gymnase pour le rassemblement quotidien et forment leurs rangs en papotant. Mais il suffit que retentisse la voix forte de l’aspirant de garde – « Cohortes ! » – pour que le groupe passe au silence complet ! S’ensuit un enchaînement bien rodé, durant lequel instructeurs et instructrices exécutent divers saluts officiels, puis inspectent chacun des uniformes.
Pour autant, on n’est pas dans Full Metal Jacket : personne ne crie au visage des recrues. Les échanges, cordiaux, se font à voix basse. Puis, au son des tambours, chaque cohorte sort au pas militaire. Gauche-droite-gauche !
Ce rituel vise à préparer les jeunes à la culture paramilitaire de la police québécoise. Ils se prêtent à l’exercice de bonne grâce, mais le choix de carrière est d’abord motivé par le fait d’aider la communauté, par l’adrénaline liée au travail et par le désir de lutter contre la criminalité, indiquent les données. Le salaire, les avantages sociaux, le prestige ou le pouvoir liés à la fonction sont secondaires.
Et la patrouille, très peu pour eux ! Déjà, lorsqu’ils commencent leurs études, la fonction de patrouilleur n’est pas la plus populaire. Et quand on leur demande où ils se voient après 10 ans de carrière, ils et elles sont plus nombreux à rêver de travailler aux enquêtes, dans le groupe tactique d’intervention, en supervision ou encore à l’escouade canine.
Une situation qui ne surprend pas Rémi Boivin… mais qui le préoccupe. « Il y a à peu près 15 000 policiers au Québec, dont plus de 10 000 sont patrouilleurs. Si, dès la formation, ce n’est pas ce qu’ils veulent faire, on a un sacré problème ! J’ai peur qu’on crée de futurs policiers qui vont être frustrés durant toute leur carrière… »
Cette frustration est bien réelle, a pu constater Annie Gendron, chercheuse au Centre de recherche et de développement stratégique de l’ENPQ. La psychologue de formation fait partie de l’équipe qui mène l’enquête longitudinale. Dans d’autres études qu’elle a menées sur le bien-être psychologique des policiers en service, elle constate un pic de désillusion professionnelle à la sixième année de carrière. « Dans bien des organisations, en raison des conventions collectives, les possibilités d’avancement surviennent après cinq ans de service. S’ils postulent à un poste, mais ne sont pas choisis, leur bien-être et leur engagement diminuent. »
Comment expliquer ce désintérêt pour la patrouille ? Deux camps s’opposent. Les organisations policières pensent que les cégeps sélectionnent les mauvais profils. L’admission étant très contingentée, les collèges se simplifient la tâche en sélectionnant les jeunes selon les résultats scolaires et les habiletés physiques. Or, les étudiants et étudiantes les plus performants sont souvent très ambitieux. « Les études sont claires là-dessus : il y a un lien direct entre la performance scolaire et des ambitions de carrière », souligne Annie Gendron.
Les collèges croient plutôt que c’est la culture des organisations policières qui ne répond pas aux valeurs de la génération Z. « Ces jeunes veulent participer aux décisions, veulent que leurs opinions soient considérées, alors que la police, c’est du commandement du haut vers le bas », poursuit l’experte.
Qui a raison ? Selon Annie Gendron, les deux phénomènes cohabitent. Il serait souhaitable de diversifier les critères de sélection. Mais il faudra aussi que les gestionnaires policiers soient plus à l’écoute de leurs troupes. « À court terme, je ne pense pas qu’on va abandonner le modèle paramilitaire. Mais des gestionnaires plus ouverts et bienveillants envers les équipes amélioreraient le bien-être au travail et la rétention du personnel. »
Un problème particulièrement criant dans les corps policiers autochtones, souligne l’experte au passage. « Déjà, la relation entre les communautés et la police est très teintée des traumatismes générationnels du passé. Comment retisser un lien de confiance si le personnel change constamment ? »
Un autre défi tient au fait que 70 % des déplacements policiers ne sont pas liés à la criminalité. Dans la seule année 2019, les corps policiers québécois sont intervenus plus de 80 000 fois auprès de personnes ayant des troubles de santé mentale. La formation a été bonifiée en ce sens, mais les organisations policières aimeraient que les collèges tiennent compte, lors de l’admission, des habiletés interpersonnelles, de l’intelligence émotionnelle et de l’ouverture à la diversité.
« Bien sûr, c’est difficile d’évaluer ces caractéristiques-là. Mais le bulletin, ce n’est probablement pas suffisant comme outil », fait valoir Vincent Mousseau, doctorant sous la direction de Rémi Boivin et membre de l’équipe de recherche.
Qu’est-ce que la culture policière ?
La culture policière a été étudiée par les sociologues dès les années 1960. Il s’agit d’un ensemble de valeurs ou d’attitudes partagées à divers degrés par les policiers et policières. « Ça peut inclure un certain machisme et une attitude conservatrice, explique Rémi Boivin. Il y a l’idée du “nous contre eux”, que le monde extérieur est dangereux et qu’on doit donc se protéger entre policiers. Ça s’exprime par une certaine résistance face aux regards extérieurs, aux changements de pratiques ou aux volontés de la haute direction. Elle inclut aussi tous les rituels d’initiation et la conviction que personne ne peut comprendre le travail policier sans l’avoir vécu. »
- L’École nationale de police du Québec fait appel à des comédiens pour les mises en situation. À la ceinture, l’aspirante Alexia Pelletier porte son arme factice. Photo: Étienne Boisvert
- Ahmed Dahamani fouille méthodiquement le « suspect » menotté avant de l’embarquer dans le véhicule. Photo: Étienne Boisvert
Dans le feu de l’action
« Monsieur, je vous demanderais de rester assis, s’il vous plaît », entend-on à travers le haut-parleur. Debout dans un corridor en compagnie d’un groupe d’aspirants et aspirantes, j’observe la scène à travers une vitre sans tain. Appelés pour « cris et pleurs » dans le modeste appartement – une réplique utilisée pour les mises en situation sur le campus –, Ahmed Dahamani et sa partenaire, Alexia Pelletier, sont en pleine intervention. « Monsieur, vous êtes en état d’arrestation pour voies de fait. »
Resté calme jusqu’ici, l’homme – en réalité, un comédien – s’impatiente. Poussé contre le mur par les deux agents qui tentent de le maîtriser, il se débat. Tous trois tombent par terre. Voyant leur consœur chuter, les aspirantes à mes côtés sont saisies d’émotion : « Ayoye, il est rough ! »
Cloué au sol, l’homme vocifère des insultes à sa conjointe (une actrice aussi !) qui sanglote. « Qu’est-ce que tu leur as dit ? ! » Ahmed Dahamani fait de son mieux pour le menotter, mais les menottes ne collaborent pas plus que le suspect ! Puis, le duo escorte l’homme jusqu’au véhicule de patrouille. Scénario terminé.

L’instructrice offre sa rétroaction sur l’intervention. La plupart des instructeurs et instructrices de l’École sont « prêtés » temporairement par leur employeur. Ils sont donc encore très près du terrain. Photo: Étienne Boisvert
De retour avec le groupe sous les applaudissements de leurs camarades, les deux jeunes agents sourient, visiblement soulagés. En rétroaction, l’instructrice recense leurs bons coups et les éléments à améliorer. Malgré le stress, ils ont agi avec professionnalisme.
Les inconduites policières existent, mais ces comportements problématiques sont concentrés chez un petit nombre de policiers et policières, indique la littérature scientifique. On note une association avec certains profils – notamment la forte adhésion à la culture policière (voir encadré ci-contre). Pourrait-on repérer ces individus dès le début du parcours ?
L’enquête le dira peut-être. Déjà, l’analyse des trois premières années de données montre l’évolution des caractéristiques personnelles des candidats et candidates. « L’impulsivité diminue avec le temps, ce qui est rassurant… mais du côté de la prise de risque, ça augmente chez certains et diminue chez d’autres, constate Rémi Boivin avec étonnement. Très franchement, je ne m’attendais pas à un tel changement entre le début et la fin de la formation. Ça laisse entendre que c’est un bon moment pour cibler et modifier certains comportements, ou inculquer certaines valeurs. »
L’équipe de recherche dispose du financement nécessaire pour suivre les volontaires jusqu’en 2026, et espère prolonger l’enquête « jusqu’à la fin des temps ! » lance Rémi Boivin, mi-blagueur, mi-sérieux.
CORRECTION
12/01/2024: Dans une précédente version, nous indiquions que Vincent Mousseau est postdoctorant; il est plutôt doctorant. Il est également membre de l’équipe qui mène l’étude.
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui finance les travaux de chercheuses et chercheurs d’ici, soutient financièrement Québec Science dans sa mission de couvrir des sujets liés aux sciences humaines. Le magazine conserve son indépendance dans le choix et le traitement des sujets.


super le docu
incroyable