Depuis 5 ans, l’itinérance a atteint des niveaux inégalés au Canada, et plus particulièrement au Québec. La recherche peut-elle apporter des solutions ?
En ce début d’automne, un groupe de personnes se masse devant la Mission Old Brewery sur le boulevard Saint-Laurent, à l’entrée du Vieux-Montréal. Le service d’urgence pour personnes en situation d’itinérance, dont l’ensemble des installations comporte 450 lits, affiche complet pour ce soir, un phénomène devenu la norme selon le président de l’établissement, James Hughes. « Depuis deux ans et demi, on est pleins partout. Les établissements dans l’ensemble de la métropole sont très achalandés. »
Selon un recensement fait par le bureau du Directeur parlementaire du budget, depuis 2018, le nombre d’itinérants au Canada a bondi de 20 %. Au total, on estime que 34 270 hommes et femmes sont à la rue.
« On remarque qu’il y a plus de jeunes, plus d’aînés, plus de femmes et plus de personnes avec des problèmes de consommation graves qu’avant », souligne M. Hughes.
Autre surprise, c’est au Québec que la hausse de l’itinérance est la plus frappante ; presque 44 % d’augmentation entre 2018 et 2022, selon un rapport récent du gouvernement provincial, alors que la hausse tourne plutôt autour de 10 à 12 % sur la même période dans le reste du Canada.
Dernier constat : l’itinérance au Québec n’est plus une exclusivité montréalaise. En 2018, 80 % des personnes itinérantes se trouvaient à Montréal, comparativement à 60 % en 2022. L’Outaouais, les Laurentides et la Montérégie comptent parmi les régions les plus touchées par cette triste généralisation.
Une crise du logement avant tout
Les causes de l’itinérance sont aussi nombreuses que complexes, mais un élément se trouve au cœur du phénomène des dernières années. « La crise du logement mène à la crise de l’itinérance, soutient James Hughes. Que ce soit à cause des augmentations de loyer ou des rénovictions, les deux sont intimement liées. »
Même son de cloche ailleurs au Canada. « Le gouvernement canadien parle souvent de logement abordable, mais beaucoup moins de logement social, destiné aux personnes vulnérables à l’itinérance », explique Stephen Gaetz, professeur à la Faculté d’éducation de l’Université York et directeur de l’Observatoire canadien sur l’itinérance.
Dans les années 1970 et 1980, le gouvernement fédéral subventionnait la construction de milliers de logements sociaux ou de coopératives ; mais, petit à petit, les subventions se sont taries, ce qui a préparé le terrain pour la crise actuelle.
Quant à la différence entre le Québec et le Canada, elle reste difficile à saisir, selon Eric Latimer, chercheur au Centre de recherche Douglas et professeur titulaire au Département de psychiatrie de l’Université McGill. « Mon hypothèse serait que l’augmentation des loyers a été particulièrement rapide au Québec, suppose-t-il. Les loyers étaient déjà très élevés dans les villes comme Toronto et Vancouver. Il y avait peut-être moins de gens qui étaient à la marge de perdre leur logement. »
Selon lui, cette absence de logements abordables pousse aussi vers la rue des personnes qui ont besoin de se reloger rapidement, comme des femmes qui fuient la violence conjugale, des jeunes à la sortie du réseau de la protection de la jeunesse ou des personnes issues du milieu carcéral.
Le chercheur pense que l’itinérance s’aggravera tant que les loyers continueront d’augmenter, un cercle vicieux qui risque de s’accélérer au cours des prochaines années.
En effet, étant donné que la crise du logement secoue la société canadienne jusqu’à la classe moyenne, une amélioration rapide de la situation est difficile à entrevoir.
Quant aux intervenants et intervenantes du milieu, ils ne croient pas que seul l’argent va régler le problème. Rappelons qu’en 2019, le gouvernement fédéral a annoncé débloquer presque 4 milliards de dollars sur 9 ans dans le but de réduire l’itinérance et que, malgré cela, elle continue d’augmenter.
Comprendre pour mieux aider
« Ce qu’il faut, c’est plus de prévention, pour éviter qu’une personne se retrouve à la rue, lance Stephen Gaetz. Et, pour ça, il faut de la recherche pour aborder les problèmes différemment, et savoir rapidement si une solution fonctionne ou non. »
Selon le chercheur, environ 80 % des personnes itinérantes se sortent elles-mêmes de la rue quelques mois après s’y être retrouvées. « Si on comprend mieux qui sont les 20 % qui deviennent des itinérants chroniques, on pourrait mieux les aider à s’en sortir. »
Cet appel à la recherche se fait aussi entendre sur le terrain. « Un projet de recherche nous donne des outils ou entraîne des transformations dans nos services », explique Hannah Brais, étudiante au doctorat à l’Université McGill et responsable du département de la recherche pour la Mission Old Brewery. Ce département a été fondé il y a environ 15 ans afin de faciliter le transfert de connaissances obtenues lors de collaborations entre les universités et l’institution.
Les travaux de la jeune chercheuse ont notamment permis de constater une hausse du nombre de vétérans en situation d’itinérance, ce qui a mené à des partenariats avec leurs associations pour les aider à se loger.
D’autres projets ont permis de mieux comprendre les besoins de celles et ceux qui passent par la Mission, qu’ils soient liés à leur santé physique ou mentale, à l’importance de facteurs spirituels ou à l’attachement au quartier.
« Ce qu’on apprend lors de ces suivis nous permet d’aider ces personnes, mais aussi d’améliorer nos services et de mieux cibler les sous-populations qui viennent dans notre institution », poursuit Hannah Brais.
Stephen Gaetz regrette toutefois que beaucoup des données nécessaires à cette recherche restent la chasse gardée des organismes gouvernementaux. « En y ayant accès et en liant les données provenant des ministères de l’Éducation, du Revenu ou de la Santé, on pourrait rapidement suivre le parcours d’une personne itinérante et comprendre ce qui l’a menée là. »
Au-delà des données, les scientifiques appellent à suivre l’exemple d’autres pays, comme la Finlande. « On n’a pas le droit de mettre quelqu’un dans un dortoir en Finlande, ajoute Hannah Brais. Il y a donc une réelle création de logements abordables et sociaux puisque, légalement, on ne peut pas faire autrement. »
Idem pour le pays de Galles, au Royaume-Uni, où une loi nommée « devoir d’assistance » oblige les autorités locales à aider une personne en situation d’itinérance qui en fait la demande à se trouver un logement. « Nous n’en sommes pas encore là au Canada, déplore Stephen Gaetz, mais c’est pour ça que nous devons être innovants, sinon nous resterons pour toujours dans la gestion de crise. »
De son côté, Eric Latimer soutient que « le droit au logement devrait être aussi fondamental que le droit à des soins de santé ». Reste à se convaincre, en tant que société, qu’il s’agit d’une priorité. 
Photo : La Presse Canadienne/Paul Chiasson
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui finance les travaux de chercheuses et chercheurs d’ici, dont certains cités dans ce texte, soutient financièrement Québec Science dans sa mission de couvrir des sujets liés aux sciences humaines. Le magazine conserve son indépendance dans le choix et le traitement des sujets.
J’ose pas imaginer combien ça coûte au gouvernement d’être forcé à construire des logements pour tout le monde en Finlande. À moins qu’ils aient proportionnellement moins d’itinérants?