La croissance fulgurante de l’aquaculture, particulièrement en Asie, s’accompagne de nombreux défis. À l’heure des changements climatiques et de l’insécurité alimentaire, comment rendre les élevages de poissons résilients et durables ?
Au pied des montagnes du nord de la Thaïlande, à quelques dizaines de kilomètres de Chiang Mai, la grande ville de la région, une pancarte colorée indique la direction de la ferme « Poissons et noix de coco ». Un chemin de terre battue mène à un immense terrain plat, où se succèdent des dizaines de bassins rectangulaires entourés de cocotiers. Au loin, on aperçoit un impressionnant barrage sur la rivière Ping.
Le maître des lieux, en short, sandales en plastique et chapeau de paille qui ombrage un regard malicieux, est connu de tous sous le nom d’Ajaan, un titre honorifique qui signifie « Professeur ». Âgé d’une cinquantaine d’années, fils de riziculteurs locaux, Anand Koses a étudié les sciences agricoles à la prestigieuse Université de Kasetsart, à Bangkok, avant de revenir sur la terre de ses ancêtres. « Je voyais partout autour de moi, sur les marchés de Chiang Mai, que les poissons étaient importés d’autres régions, voire de l’étranger, alors qu’ici nous avions des rivières, des étangs. Je me suis dit qu’il fallait absolument lancer une production locale de poissons. »

Anand Koses, propriétaire de la ferme de poissons et de noix de coco. Photo: Jittrapon Kaicome
Le jeune diplômé choisit alors l’élevage de tilapia, le poisson le plus courant dans les fermes thaïlandaises, qui représente plus de 50 % de la production aquacole nationale en eau douce. Aujourd’hui, la ferme d’« Ajaan » Koses produit plus de 80 tonnes de poissons par an… et 100 000 noix de coco.
Le filon piscicole est prometteur. Selon le programme alimentaire des Nations unies, les produits aquatiques comptent pour environ 20 % des protéines animales consommées dans le monde. La population mondiale augmentant, de même que la pression sur les ressources naturelles et sur les terres disponibles pour l’agriculture, l’aquaculture est le secteur alimentaire qui croît le plus, parce qu’elle offre une solution rapide et peu onéreuse pour répondre à la demande croissante en poissons. Déjà actrice importante sur le marché mondial, la Thaïlande parie sur l’aquaculture comme axe important de développement de son économie au cours des prochaines décennies.
Le réchauffement climatique constitue néanmoins une menace importante pour le secteur. « Certaines années, la hausse des températures a fait mourir les bébés poissons, en favorisant l’apparition de maladies, dit en soupirant Anand Koses. Parfois, cela peut aussi changer le comportement des poissons, leurs cycles d’alimentation et de reproduction. On perd nos repères. »
Une eau de surface plus chaude provoque Ia multiplication de certaines bactéries. Et les inondations de plus en plus fréquentes entraînent pertes de poissons et parfois invasion des bassins par d’autres espèces, sans compter les dommages aux cages ou aux parois des installations. Ici, comme ailleurs en Asie du Sud-Est, où se concentre 90 % de la production mondiale en aquaculture, l’urgence de l’adaptation des élevages au dérèglement climatique se fait sentir depuis une dizaine d’années.
C’est dans ce contexte qu’est né le projet Aquadapt-Nature en 2012, financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI). Le troisième volet a débuté en 2023 en Thaïlande et au Vietnam. Il fait partie d’une initiative plus large, financée conjointement par le CRDI et le gouvernement du Canada, qui se déploie depuis 2023 dans une dizaine de pays d’Asie du Sud-Est. Nommée AQUADAPT, cette initiative vise à aider les propriétaires de petits et moyens élevages dans leur démarche d’adaptation climatique, tout en soutenant un développement le plus « vert » possible de l’industrie. « Nous évaluons une série de solutions inclusives, afin de rendre l’aquaculture plus durable et au service des communautés », explique Boripat Lebel, coordinateur du premier projet. Le jour de notre visite, avec sa mère, Phimphakan Lebel, coordinatrice des visites de terrain, Boripat Lebel enregistrait les explications d’Anand Koses, qui se déplaçait d’un bassin à l’autre avec énergie, à pied ou à l’aide d’une vieille moto tout terrain pour les zones boueuses.
Cette ferme est l’un des nombreux sites qui font partie du projet. Depuis des années, les différentes fermes partenaires testent plusieurs stratégies pour devenir plus résilientes : aérateurs de bassin à énergie éolienne ou solaire pour éviter l’hypoxie ; mise en place d’assurances mutuelles ou fondées sur des indices météorologiques pour le transfert de risque ; amélioration des systèmes de communication… On mise sur des « solutions fondées sur la nature », un concept qui consiste à relever des défis sociétaux ou climatiques en s’inspirant de la nature pour gérer de manière durable des écosystèmes naturels ou modifiés. Des scientifiques, rattachés à plusieurs universités du nord de la Thaïlande, notamment celles de Chiang Mai et d’Ubon Ratchathani, viennent régulièrement observer les pisciculteurs dans leur pratique. Des réunions, consultations, ateliers de démonstration et de planification ont vocation à être organisés, pour partager les données et les idées.
À l’écoute du terrain

Une piscicultrice tenant un tilapia, près d’un des bassins de la ferme. Photo: Jittrapon Kaicome
« Depuis le début du projet, nous avons laissé de plus en plus de place à la perspective des aquaculteurs eux-mêmes, nous expliquera plus tard Louis Lebel, le fondateur du Département sur la Recherche sociale et environnementale de la Faculté des sciences sociales de l’Université de Chiang Mai, et chargé du projet Aquadapt-Nature. Les aquaculteurs thaïlandais ont acquis un savoir sur les problèmes climatiques. Un savoir fondé sur l’expérience, qui n’est pas forcément consigné, qui n’a pas fait l’objet d’un protocole scientifique, mais qui est néanmoins valable. Nous avons essayé d’être le plus à l’écoute possible, et de faire preuve d’humilité. »
Plusieurs rapports scientifiques publiés dans la première phase du projet soulignent que les stratégies de réduction des risques climatiques mises en place par les gouvernements et les ONG « manquent de répondre aux besoins de leur cible principale, les communautés aquacoles elles-mêmes ». « Les approches “top-down” et les planifications uniquement fondées sur des données scientifiques négligent l’expérience des communautés […] ce qui, à terme, compromet les chances du succès des plans mis en place », peut-on lire dans un de ces articles, publié en 2014.
À la ferme, chaque bassin, mesurant environ 20 mètres sur 40, correspond à une taille de poissons différente : le bassin « nurserie » pour les tout petits poissons, puis celui destiné aux alevins de 2 à 6 cm, dont certains sont commercialisés comme appâts pour la pêche, et enfin les poissons qu’on laisse grossir pour la vente. « La taille optimale est d’environ 0,8 kg, explique Boripat Lebel. C’est celle qui offre le meilleur rapport entre le temps et l’argent investis dans l’élevage et le prix que l’on peut tirer par kilo de chair. En général, les clients qui achètent du poisson pour leur dîner veulent finir le poisson en une seule fois, et ne pas avoir à le garder. »
Une famille ouvrière birmane réside sur place et aide aux travaux : distribution de nourriture, drainage des bassins et récolte des poissons au petit matin. La ferme vend ses tilapias à la population des environs. En fin de journée, lorsque la chaleur commence à baisser, la clientèle défile et vient chercher du poisson à un prix plus avantageux que dans les marchés de la région. Une jeune femme est venue à vélo du village voisin avec sa fille ; toutes deux repartent avec un grand sourire et deux beaux tilapias préparés sur place.
Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, les solutions fondées sur la nature sont « des actions visant à protéger, à gérer de manière durable et à restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés, pour relever directement les défis de société de manière efficace et adaptative tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité ».
Les contours flous du « naturel »
Afin de mettre en place des « solutions fondées sur la nature » pour la transition climatique, le savoir-faire local est un bon point de départ. Pratiquée depuis des siècles, l’aquaculture traditionnelle est « socialement et écologiquement compatible avec le paysage local, car elle utilise les déchets disponibles et les sous-produits de l’exploitation comme alimentation pour les poissons d’élevage », peut-on lire dans New Technologies in Aquaculture, un ouvrage collectif paru en 2009, sous la plume de Peter Edwards, spécialiste renommé de l’aquaculture. Des poissons sont par exemple traditionnellement élevés dans les rizières ; une pratique dite « intégrée » qui combine aquaculture et agriculture.
Du côté de la ferme d’Anand Koses, aucun produit chimique n’est utilisé pour maintenir la qualité de l’eau, si ce n’est du sel et de la poudre de roches calcaires pour réguler l’acidité des bassins et éliminer les bactéries. « L’usage des sels pour purifier l’eau est un savoir ancestral, rappelle le maître des lieux, même si les scientifiques ne s’y intéressent que depuis peu. On applique aussi de la chaux au fond des bassins. »
En Thaïlande, on mélange parfois des feuilles de tamarin ou de moringa à la nourriture des poissons pour stimuler la croissance et l’immunité. Ces pratiques sont documentées par une équipe de l’Université technologique de l’Isan, partenaire d’Aquadapt-Nature.
Comme son nom l’indique, la ferme « Poissons et noix de coco » fait d’une pierre deux coups : lorsqu’une cohorte de poissons est vendue, le bassin est drainé, et l’eau est récupérée pour servir d’engrais aux quelque 1300 cocotiers et aux rizières environnantes. « L’eau des poissons est pleine de nutriments, affirme Anand Koses. C’est simple, ça ne coûte pas cher, tout le monde y gagne. »
Le pisciculteur ne boude pas pour autant les technologies modernes, lorsqu’elles sont à sa portée. « Quand il faut administrer des antibiotiques, reprend-il, nous le faisons en utilisant ceux qui figurent sur la liste autorisée, parce qu’ils sont éliminés de l’organisme des poissons avant leur consommation. »
La ferme pratique aussi, comme c’est la norme dans l’industrie, l’inversion du sexe des poissons. Cela consiste à administrer un traitement hormonal aux œufs pour n’obtenir que des mâles, « parce que les femelles sont moins rentables », précise Anand Koses. Et pour cause : elles incubent leurs œufs dans leur bouche, et mangent et grossissent donc moins pendant cette période. Des scientifiques thaïlandais externes au projet ont d’ailleurs breveté une technologie fondée sur l’induction de champs électriques pour ce changement de sexe, ce qui permet de réduire la quantité d’androgènes utilisés. Une solution « naturelle » à envisager ?
Le concept de « solutions fondées sur la nature », très en vogue au sein des instances onusiennes, manque encore de clarté sur le terrain. « S’agit-il de solutions dont chaque composante est naturelle, s’interroge Boripat Lebel, ou cela peut-il être une solution qui s’inspire de la nature ? Par exemple, un oxygénateur d’eau mécanique, alimenté à l’énergie solaire, peut-il être considéré comme une solution naturelle ? Parfois, en lisant les rapports de certaines institutions internationales, on a l’impression que les solutions fondées sur la nature vont sauver le monde. Sauf que personne ne peut définir avec précision de quoi il s’agit. »
Rentable avant tout
L’idée se heurte aussi à la réalité financière. Le taux d’endettement des familles rurales thaïlandaises atteint 90 % ; il est l’un des plus forts d’Asie. Comme le rappelle Louis Lebel, « l’intérêt économique des aquaculteurs est une condition essentielle de la réussite de tout projet d’adaptation climatique. » Le salaire moyen d’un aquaculteur au pays s’élève à environ 1200 dollars canadiens par mois, près de trois fois celui d’un riziculteur, « et pour moins d’efforts », affirme Anand Koses en portant un sac de nourriture pour poissons de 20 kilos sur ses épaules. Les aquaculteurs sont donc ouverts aux solutions fondées sur la nature, à condition qu’elles restent viables et rentables. « Nos fermiers préfèrent des solutions naturelles si elles fonctionnent, si elles sont moins chères, ce qui est souvent le cas, mais si une solution chimique et bon marché se présente, nous n’y sommes pas fermés », précise Jariya Onthong, du Département des Pêches.
Vêtue d’une chemise à fleurs roses et d’un large chapeau de paille, la fonctionnaire accompagne ce jour-là l’équipe du projet. Originaire d’une famille de pêcheurs du sud du pays, elle a d’abord travaillé dans le domaine de la pêche en haute mer, à Phuket, avant de prendre la direction du Département d’aquaculture de la région de Chiang Mai. Elle rappelle la position pragmatique du gouvernement thaïlandais : « Le secteur aquacole est considéré comme une priorité. Nous avons pour objectif à court terme d’augmenter les volumes de production, mais aussi de faire monter les productions sur la chaîne de valeur globale. Le Département des Pêches a une mission à la fois technique et de marketing. »
Ces objectifs ambitieux sont à double tranchant pour les équipes de recherche : elles bénéficient d’une oreille attentive de la part des autorités, mais ne doivent pas contrecarrer les ambitions affichées. « Nous sommes presque toujours accompagnés par un officiel lors de nos visites dans les fermes, explique Phimphakan Lebel. Ils veulent être mis au courant et nous devons prendre en compte leur position. »

Les cocotiers bénéficient de l’apport d’engrais issus des bassins piscicoles. Photo: Jittrapon Kaicome
Une autre aquaculture
L’aquaculture pâtit d’une mauvaise image, notamment en zone côtière, où elle est pratiquée de manière beaucoup plus intensive que dans les terres. En rejetant de nombreux déchets organiques, de l’azote et du phosphore, les élevages entraînent une destruction de la mangrove, une contamination des nappes phréatiques et une eutrophisation des plans d’eau. Et ils augmentent aussi le recours à la pêche maritime, puisque la nourriture pour poissons est composée d’au moins 10 à 30 % de protéines… de poisson. (Le tilapia, lui, est principalement herbivore.) « Les problèmes sont surtout liés à l’intensivité des élevages, reconnaît Jariya Onthong. C’est pour l’instant la seule voie possible pour nourrir notre population et obtenir des revenus de l’export, mais des solutions à plus petite échelle existent, comme les banques de poissons. »
C’est justement l’objet de la prochaine visite : la « banque de poissons » du village de Siang Pateung, à quelques kilomètres de là, un autre site partenaire du projet Aquadapt-Nature. Ici, pas de bassins, pas d’aquaculteurs. Depuis une vingtaine d’années, une quinzaine de villageois et villageoises administrent un étang artificiel d’environ 3 hectares, alimenté par la rivière Ping grâce à un système de canalisations. Des tilapias, poissons-chats et autres poissons à tête de serpent y vivent à l’état naturel, sans avoir besoin d’être nourris. Les membres fondateurs viennent y pêcher quand ils le veulent ; pour les autres, un tarif s’applique, à l’heure ou à la journée, quel que soit le nombre de poissons attrapés. « On préfère appliquer un tarif horaire, qui ne dépend ni de la chance ni du talent des pêcheurs ! » dit en souriant Araya, membre de l’équipe fondatrice. La pêche se fait uniquement à partir des rives, jamais sur une embarcation, et une période de fermeture de trois mois par an est scrupuleusement respectée pendant la saison de la reproduction.
Ce type d’aquaculture est considérée comme une activité annexe, en complément d’un travail dans l’agriculture, par exemple. « Je suis femme de ménage dans un hôtel à Chiang Mai, précise Araya. L’étang, c’est une façon d’avoir un complément de revenu et de m’impliquer dans la vie de la communauté. » Une partie des revenus de l’exploitation est redistribuée aux membres, une autre est réinvestie dans la communauté. L’utilisation de ce budget fait l’objet de décisions communes, lors d’assemblées du groupe, qui comprend 7 femmes et 7 hommes. « La présence des femmes influe sur les décisions, estime Araya. Nous avons plus tendance à vouloir réinvestir dans l’école, dans des installations communes aux villages. »
Près de l’étang sont installés des abris en bambou, des tables, des chaises. Les familles peuvent venir faire griller leur propre poisson et le manger au bord de l’eau. Un petit hôtel avec des bungalows vient d’être construit de l’autre côté de la route avec une partie des fonds, dans l’espoir d’attirer aussi les touristes.
La gouvernance de l’eau
« L’étang a rassemblé la communauté, estime le chef du village de Siang Pateung, membre du consortium. Ce n’est pas si facile de prendre des décisions communes sur un espace aussi vaste, qui a une telle importance dans la vie des gens. Il faut faire pas mal de compromis. » À l’échelle de quelques villages, il souligne la difficulté de la gouvernance de l’eau, un enjeu géopolitique majeur appelé à prendre de l’importance au cours des prochaines années, dans le contexte de raréfaction des ressources en eau douce et du boom de l’aquaculture.
Pour l’instant, en Thaïlande, les fermes d’aquaculture sont autorisées à capter l’eau des rivières sans trop de contraintes. La situation pourrait changer, notamment en raison des tensions grandissantes avec la Chine autour du fleuve principal de la région, le Mékong. Pour Louis Lebel, « l’interconnectivité accrue entre différentes économies du bassin du Mékong, malgré de grandes inégalités d’une région à l’autre, crée de nouvelles occasions de collaboration autour de la question de l’eau ». Il souligne l’importance d’une consultation des communautés pour prendre des décisions sur les quotas d’attribution d’eau pendant la saison sèche, éviter le détournement illégal des eaux des rivières et permettre le succès des politiques aquacoles en Asie du Sud-Est. « De nouveaux mécanismes de gouvernance, qui incluraient par exemple les éleveurs de poissons, sont nécessaires pour répondre à ces questions. »
Le programme décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada.
Photo: Jittrapon Kaicome